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Août 2015
S'affranchir du capital
Auteur : François Iselin

Il y a trois âges du capitalisme. Le troisième est venu; il nous marche sur les pieds; mais nous ne le voyons point. Nous pensons selon le second âge; et quelques-uns pensent encore selon le premier. Nos idées sont en retard de cinquante ans pour le moins. Ainsi, nous ne comprenons pas ce qui nous arrive.

Alain, 19322

Alain, philosophe, journaliste et essayiste énumérait successivement: l'âge du Grand patron, des Actionnaires, puis celui des Grands Administrateurs, soit des multinationales tentaculaires mondialisées. Depuis cette citation d'il y a 83 ans, faute de s'interroger sur les mutations de la frange cupide de notre espèce, nous ne comprenons toujours pas, nous non plus, ce qui nous arrive et devons nous attendre au pire! Ni Marx, ni Alain ne pouvaient imaginer dans quelle détresse serait plongée la planète, au point que l'éventualité d'une disparition de l'espèce humaine ne fait plus mystère.

Interrogations

Sous prétexte de vouloir supprimer les carences alimentaires et sanitaires des populations, le capitalisme a imposé un mode de surproduction inédit qui lui était seul profitable. Mais pourquoi n'a-t-on pas prévu que la soumission au marchandisage de sa production étoufferait notre sens critique en nous empêchant de prévenir les désastres écologiques et climatiques qui en résulteraient inévitablement?

* L'appât de richesses et de ressources d'autrui a conduit les puissances capitalistes à soumettre et éradiquer même les civilisations florissantes d'Amérique et d'Asie. Pourquoi n'a-t-on pas pressenti que l'extinction de ces riches cultures affaiblirait gravement la nôtre en nous privant des échanges féconds avec ces peuples, au point de les traiter en concurrents à exploiter, affamer et exclure?

* L'exploitation du travail des hommes et de la nature aux fins d'accumuler des profits s'est imposée au détriment de leur épanouissement. Comment se fait-il que les conséquences de l'esclavage salarial et du pillage de la terre n'aient pas été dénoncées dès les premières manifestations d'aliénation et de pénurie?

* Quant aux énergies, le capital a choisi les pires de ses ressources, rejetant les plus abondantes qui, de plus, nous étaient offertes gratuitement. Comment expliquer, vu que les économies précapitalistes s'en contentaient fort bien, que nous n'ayons pas saisi les conséquences désastreuses de ce subit retournement vers les énergies fossiles dès l'aube du XXe siècle?

* Enfin, la bourgeoisie capitaliste a dissimulé ses manœuvres sous la couverture amène d'une démocratie bourgeoise censée protéger ses sujets. Il leur suffisait de céder temporairement leur propre pouvoir à des élus pour espérer être défendus. Pourquoi n'a-t-on pas saisi que cette privation du droit de pouvoir décider soi-même allait permettre aux Etats d'imposer les choix du capital sous couvert de légitimité démocratique?

Le loup dans la bergerie

Si notre souci de prévenir les ravages du capital a pris tant de retard, c'est qu'il a toujours eu une longueur d'avance pour les perpétrer. L'appât du gain immédiat motive davantage que le souci de nous protéger de ses dérives. Le prédateur à l'affût a moins à anticiper que ses victimes prises par surprise. Il prépare ses coups à l'avance, prévient les réactions de ses proies, les amadoue de ses faveurs et choisit le moment de les traquer. Il avance masqué, précédé de ses forces policières et armées, les cernent, les mènent à impasse, les dispersent et les divisent afin qu'ils s'affrontent dans de vaines rivalités politicardes et guerres fratricides.

Aveuglement consumériste

Certes, de nombreux penseurs ont prévu les méfaits potentiels du capitalisme et du socialisme productivistes, mais les promesses lénifiantes d'un avenir radieux ont étouffé ces alertes salutaires, tétanisant l'intelligence collective devenue apathique, soumise et sans défense. La cause de cette déchéance est à rechercher dans notre soumission au pouvoir de séduction d'un consumérisme boulimique. Notre temps de vie s'est alors perdu à acheter et jeter au détriment de notre idéal d'hommes libres: penser, créer, aimer. Le pape François le confirme: Étant donné que le marché tend à créer un mécanisme consumériste compulsif pour placer ses produits, les personnes finissent par être submergées, dans une spirale d'achats et de dépenses inutiles. […] Ce paradigme fait croire à tous qu'il sont libres, tant qu'ils ont une soi-disant liberté de consommer, alors que ceux qui ont en réalité la liberté, ce sont ceux qui constituent la minorité en possession du pouvoir économique et financier3». Cette privation de liberté est le fondement d'une aliénation qui empêche les dominés de saisir les raisons de leur détresse et, partant, d'en prévenir les causes pour s'en libérer avant qu'elles ne les détruisent.

Humanisation virtuelle

Confinée dans le piège de la consommation de biens inertes, l'humanité matérialiste a rompu ses liens avec la nature vivante et vivifiante et par conséquent, avec elle-même, car: «L'homme vit de la nature signifie: la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissociablement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissociablement liée avec elle-même, car l'homme est une partie de la nature2». Isolé de la nature et de la sienne propre, il ne les voit plus se corrompre. C'est pourquoi toute alerte confirmant le déclin de la planète et de l'humanité demeure désespérément lettre morte.


1. Titre de mon recueil d'articles politiques, Franchir le cap, s'affranchir du capital, à paraître.
2. Alain (Emile Chartier, 1868-1951), Libres propos (Journal d'Alain), mensuel, janvier 1932, p. 11.
3. François, Encyclique «Laudato si», mai 2015, Typographie vaticane, § 203.
4. Karl Marx, Manuscrits de 1944, Ed. Sociales, p. 62.

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