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Avril 2008
La décroissance, oeuvre de qui ?
Auteur : Ingmar Granstedt

La décroissance sera l’œuvre d’esprits convertis à d’autres manières de travailler et d’entreprendre

Il nous faudra apprendre à «décroître», j’en suis persuadé. Mais j’ignore par quelles voies cela passera. Les forces auxquelles l’Occident a laissé libre cours dans le monde me semblent maintenant avoir pris une telle dimension que compter sur une transition politique raisonnée me paraît rêve et illusion. Le plus probable, me semble-t-il, c’est un certain chaos généralisé, traversant les nations. Et ce qui se passe dans un chaos, comment il évoluera, est par définition imprévisible. Reste donc l’espoir de pouvoir subir et vivre ce chaos le plus lucidement possible afin de ne pas y perdre son humanité, ni de pousser d’autres à perdre la leur. Il y a bien des points sur lesquels chacun peut dès maintenant travailler et chercher à progresser en ce sens, chacun à sa mesure et selon son contexte immédiat. J’en mentionnerai trois.

La concurrence

La dynamique de la croissance économique tient d’abord à la rivalité obligatoire: dans un monde de concurrence généralisée, les acteurs économiques se trouvent tous contraints de se battre pour des parts sur un même marché. Cette dynamique de la rivalité sans fin, où il faut en somme «tuer pour ne pas être tué», force les entreprises à dégager les gains de productivité sur lesquels elles peuvent encore tabler pour espérer rester dans le jeu. Cette rivalité obligatoire – que le socialisme pouvait encore contenir mais que le libéralisme mondialisé a maintenant déchaînée – a emporté toute résistance réelle dans les esprits, tant chez les politiques que dans l’opinion publique des pays développés. Mais la croissance ainsi obtenue se fait au prix de sacrifices humains, physiques et psychiques, de plus en plus durs, voire mortels. La course perpétuelle à la compression des coûts se paye en vies humaines stressées, usées, ou détruites, et le nombre des gagnants a cessé de croître. Cependant, la rivalité est contagieuse, elle fascine et séduit encore les jeunes énergies, désireuses de se lancer dans la bataille avec les plus forts…

Or, il ne pourra pas y avoir de décroissance tant que les esprits se laisseront influencer et dominer par cette idéologie de la rivalité à outrance, proclamée «source et condition de tout progrès». Tout ce qui sera baptisé «développement durable» participera de la même lutte acharnée pour des parts de marché et ne fera que transférer aux énergies renouvelables et aux produits plus écologiques la même violence économique sans fin. C’est donc là, au niveau de l’adhésion personnelle de chacun à cette idéologie qui fait de la vie professionnelle une guerre perpétuelle contre les autres – et de l’éducation et de la scolarité, la préparation des enfants à cette guerre – qu’il y a moyen d’agir dès maintenant. Il s’agit de se critiquer soi-même dans son adhésion à cela. Le seul moyen de progresser dans cette critique, c’est d’en parler avec d’autres autour de soi, puis de chercher les occasions de la dire en public, dans l’espoir que cela pourra aider d’autres à oser se libérer à leur tour. La décroissance sera l’œuvre, un jour, d’esprits convertis à d’autres manières de travailler et d’entreprendre.

« L’homme moderne passe de moins en moins de sa vie à la production dans le travail, mais de plus en plus à la production et innovation continuelle de ses propres besoins et de son bien-être ».

J. Baudrillard,
La Société de consommation

La démesure

La croissance va de pair avec la démesure techno-scientifique, l’hubris, le sans limites. Ce que nous appelons l’économie s’est affranchi de ses relations millénaires avec les cultures qui la contenaient et lui donnaient sens. C’est devenu un domaine en soi, un domaine où tout ce que sciences et techniques peuvent découvrir et inventer est capté, utilisé, promu. L’Occident a cherché ainsi à repousser ou à transgresser tout sentiment de finitude, toute limite imposée par la nature. D’abord inépuisable, la nature est devenue remplaçable…

« L’industrie spécule aussi bien sur le raffinement des besoins que leur grossièreté. Ces besoins artificiellement produits ne donnent vraiment du plaisir que dans et par l’abrutissement ».
Marx, Manuscrit de 1844

Démesure et désir de toute-puissance sont liés, et une fois affranchis de tout interdit, ils se répandent et se nourrissent de la rivalité économique: de quoi faut-il s’approprier avant tout, sinon de ce qui fait la force et la puissance des autres, des entreprises et des nations concurrentes. Contre cela, le socialisme n’avait aucune réponse, aucune immunité, car il s’est lui-même laissé prendre au piège de ce désir de toute-puissance, imitant les prouesses de la techno-science capitaliste, tant civile que militaire, dans l’espoir de le «dépasser». Ainsi en est-on arrivé, à l’Est comme à l’Ouest, aux mêmes rêves technologiques, aux mêmes ravages écologiques, aux mêmes ambitions prométhéennes. Mais si l’idée de «décroissance» est fondée justement sur la reconnaissance que les ressources de la planète sont finies et que les écosystèmes ne se reproduisent qu’à un rythme donné, comment l’envisager un instant sérieusement tout en acceptant, même implicitement, que sciences et techniques ne doivent pas être bridées ? Continuer à croire que l’avenir dépend avant tout de ce progrès incontrôlé des sciences et de leurs applications lancées sur le marché, c’est persévérer dans le culte de la démesure, de la toute-puissance. Là aussi, il y a donc moyen de se préparer mentalement à agir autrement. Car seuls des esprits libérés de cette croyance seront capables de convaincre, un jour, qu’il faut imposer aux sciences et aux techniques des interdits. En politique, nous avons su mettre hors la loi le désir de toute-puissance (despotisme et dictature) et cela a été un fragile mais réel progrès de civilisation.

Le culte de la machine

Le développement, c’est aussi la transposition dans la vie économique de la rationalité propre aux sciences. L’activité spécifiquement humaine qu’était le travail, par laquelle les hommes et les femmes à travers les âges veillaient à maintenir leur subsistance, à entretenir ce qui leur était nécessaire et à l’améliorer pour vivre plus dignement, cette activité était aussi un ensemble de relations vécues. Mais embrigadé dans les systèmes de production industrielle auxquels a conduit le désir de toute-puissance, puis soumis au primat de la rationalité, qui analyse, calcule et ne considère que des objets, le travail humain tend partout à être réduit à des rapports fonctionnels, techniques. L’objectif est partout la réduction à des processus ou à des procédés mécanisables, puis programmables et automatisables, sans gestes ni paroles. La rationalité technique ne supporte pas des relations vivantes entre sujets, toujours imprévisibles, changeantes, particulières. Du robot de la chaîne de montage au guichet électronique et à la caméra de vidéosurveillance, le cadavre technologique est plus sûr.

Il n’y aura pas de «décroissance soutenable» tant qu’on ne voudra pas sérieusement inverser cette logique et donner le primat au vivant, aux relations interpersonnelles inscrites dans un territoire à dimensions humaines, et configurer peu à peu les technologies, les outils de production, à cette échelle. C’est également une condition pour sortir de la démesure. Mais n’est-ce pas aussi ce qui peut le mieux donner sens à une perspective de «décroissance» ? Redécouvrir que la vie sous toutes ses formes, ne se déploie vraiment que dans ce qui est à son échelle, là où des gestes peuvent devenir parlants. Les choses les plus grandes dont nous sommes capables en tant qu’humains ne sont-elles pas ces liens que nous pouvons tisser personnellement pour franchir les barrières qui nous séparent tant les uns des autres, et non pas la guerre économique et ses inventions, qui font de nous des automates interconnectés et des consommateurs irresponsables ?

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