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Je suis né dans une famille de milieu social pauvre et éclaté, mi-petit-bourgeois-prolo, mi-paysan d'autrefois, où il n'y avait pas de place pour l'expression de soi et le plaisir aux choses de la vie.
Mon enfance et ma jeunesse ont été un long combat solitaire entre moi et mon environnement, entre moi en quête de réalisation de lui-même et la camisole de force liberticide que fut la vie quotidienne imposée par une mère dont la passion première a été une espèce de haine de trois de quatre de ses enfants – dont moi, donc.
Pas de temps pour la peur. Je n'ai pas pu me payer ce luxe. D'ailleurs à la peur, non plus, je n'avais pas droit. Sauf que: pour tout ça, il y a un prix à payer. Ce fut une claustrophobie et ce que j'appelle le «système clos». Lequel est un fonctionnement psycho-affectif qui tourne sur lui-même, qui ne sait pas reconnaître l'autre, même si du dehors ça ne se remarque pas vraiment. Cette incapacité d'un regard tourné vers l'extérieur assure à l'individu une entière protection contre la peur. Ainsi, les peurs sont murées à l'intérieur.
Comme parent, je me suis investi follement, mais sans savoir les effets nuisibles de cette sorte d'enfermement inconscient. Et puis j'ai passé ma vie à apprendre. Ces apprentissages m'ont insensiblement conduit à casser les barrières.
Ces peurs, que j'ai très peu vécues ouvertement, sauf par quelques rares bouffées aiguës, se sont échappées. Et ainsi je vis maintenant avec la sérénité dans le coeur. Libre. Et en bonne santé. Sans chimie, sans médecin. Sauf que: je vois bien que sur cette Terre, nous sommes devenus les otages d'un système de civilisation parti depuis longtemps à la dérive, et maintenant en chute libre. Et je vois tout d'un coup que je suis à peu près aussi libre qu'une vache dans le pré ou un Arabe soumis au régime de l'armée américaine ou un Juif en Allemagne en 1930. Même si ça ne se voit pas.
Je suis otage, un peu fiché sans doute, du système politique, otage de la justice et de la gendarmerie, otage du système de santé et des assurances et du système bancaire. Autant ne pas en être trop conscient. Tout ceci m'embête beaucoup plus quand je pense à toutes les victimes directes de ce système général, et quand je pense à comment les temps futurs se présentent pour les jeunes et les enfants.
Et voilà que vient se mettre sur ma tête une tumeur, non maligne sans doute d'après le médecin. Mais qui nécessite opération sous anesthésie complète et greffe de peau. Cet hôte non désiré sur ma tête, je prétendais m'en libérer par mes propres moyens. Raté. Après un brave bras de fer naturel, je me retrouve à l'état de chèvre de Monsieur Seguin, mais une chèvre ayant pris la fuite au dernier moment. Demain, je suis le joujou consentant du système hospitalier aux mains d'une excellente anesthésiste et d'une excellente chirurgienne.
Et voici que du fond de mes nuits surgissent des rêves révélateurs d'angoisses cachées: de souffrances, d'atteintes à ma personne, de totale impuissance existentielle, de mort – la mienne. Bon, concernant ma mort, ce que je n'aime surtout pas dans l'idée, c'est de faire de la peine à ceux que j'aime et qui m'aiment.
Bernard Walter, musicien, membre du comité rédactionnel de l’essor, L’Orient