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Février 2015
Les Trois qui ne sifflent pas
Auteur : Mario B.

Selon la définition qu’en donne la fondation « Sciences Citoyennes », un lanceur d'alerte est « toute personne (simple citoyen ou scientifique) travaillant dans le domaine public ou privé qui, se trouvant informé d’un fait pouvant constituer un danger pour l’homme ou son environnement ou s’y trouvant confronté, décide de porter ce fait à la connaissance des pouvoirs publics et/ou de la société civile ».

Cette définition stricte distingue bien le lanceur d’alerte du simple dénonciateur (celui qui va révéler à la justice des délits simples ou graves qui ont été commis, mais sans qu'il y ait une notion de danger à venir) et plus encore du délateur (souvent intéressé). Cette stricte définition est donc celle qui colle le mieux au terme anglais de «whistleblower», littéralement celui qui « donne un coup de sifflet » pour informer tout le monde de ce qui se trame.

On citera en exemple ceux qui ont dénoncé les dangers de l'exposition à l'amiante, la disparition des abeilles, les dangers du Mediator ou les lacunes des contrôles de sécurité envers les produits des grandes multinationales. Ceux-là furent de vrais lanceurs d’alerte («whistleblower»). Mais demandez à votre entourage de vous citer les noms des lanceurs d’alerte qu’ils connaissent. À coup sûr, vous récolterez l’un de ces trois noms: Julian Assange, Bradley Manning ou Edward Snowden. Ils ont en effet beaucoup défrayé la chronique dans les médias ces dernières années. Mais au fond, sont-ils pour autant des lanceurs d’alerte, au sens de la définition présentée ci-dessus? À mon sens pas vraiment… Alors, qui sont donc ces trois-là?

Julian Assange

Il est le créateur de Wikileaks (WL), site web rendant publiques les « fuites » qui lui sont communiquées. Il explique: « Je suis convaincu qu'Internet peut mettre fin à l'asymétrie de l'information qu'ont imposée les puissants au reste du monde. C'est le sens de notre combat. Un renversement des transparences: ce n'est pas à l'Etat de tout savoir de ses citoyens, mais aux citoyens de tout savoir de l'Etat ». Limpide, en deux phrases, Assange explique ainsi les raisons de son combat.

Concrètement, WL a dévoilé plus de 400.000 documents confidentiels (excusez du peu!) incluant des rapports de terrain de l'armée américaine en Irak, des descriptions de nombreux actes de torture, etc. Dans d’autres registres, WL a également dévoilé les circuits de corruption de dictateurs africains ou de certaines compagnies russes offshore.

Ces exploits ont valu à Julian Assange plusieurs prix, dont l’Amnesty International Media Award en 2009, pour la diffusion d'informations sur des assassinats, le Censorship Award en 2008, remis par The Economist et la médaille d'or de la Sydney Peace Foundation. À l’opposé, l’Amérique reproche à WL de rechercher clairement et activement à recruter des membres américains dans le but de révéler des secrets concernant les Etats-Unis. Et outre l’inimitié que portent naturellement à Julian Assange les ennemis de WL, on connaît aussi l’opinion, pour le moins controversée, qu’ont de lui les collaborateurs et les journalistes qui l’ont côtoyé. Mais c’est là une autre question.

Le dernier exploit de WL eut lieu le 21 décembre dernier, par la publication de documents secrets de la CIA décrivant les procédures en vigueur aux frontières et donnant des conseils à leurs agents secrets pour contourner efficacement ces systèmes de surveillance lors de leurs déplacements dans le monde entier (incluant leurs opérations illicites en Europe).

Le plus dur à admettre dans tout ça, c’est que la montagne de révélations dont WL peut s’enorgueillir n’est sûrement, en fait, que la pointe de l’iceberg. Et que malgré ces révélations, tout a continué un peu comme avant…

Bradley Manning

C’est un soldat américain des services de renseignements de l’armée. Enrôlé en 2007, il est envoyé en Irak en octobre 2009. Rapidement, il transmet à WikiLeaks une montagne de rapports de l'armée américaine en Afghanistan et en Irak, ainsi que des milliers de messages diplomatiques américains. Le 5 avril 2010, WikiLeaks diffusait un petit film baptisé «Meurtres collatéraux» où l’on voit des journalistes de l’agence Reuters se faire descendre par des tirs de mitraillette en provenance d’un hélicoptère américain. L’action est filmée depuis la caméra de l’hélicoptère lui-même. Ce document sulfureux n’était d’ailleurs que la première des nombreuses révélations qui suivirent et qui, révélées en collaboration avec Le Monde (FR), le Guardian (GB) et le New York Times (EU) entre autres journaux, firent grand bruit à l’époque.

Évidemment, la publication de tous ces documents fut pour l’armée américaine un véritable coup de pied dans la fourmilière. La grande muette s’est lancée à la recherche de l’origine de la fuite mais c’est finalement à un pirate informatique, Adrian Lamo, que l’armée doit d’avoir pu mettre la main dessus. Conversant par écrit avec Bradley Manning, Lamo s’est vu confier par l’intéressé lui-même qu’il était bien l’auteur de cette gigantesque transmission de documents à WikiLeaks. Bradley avait aussi confié à son «ami» virtuel qu’il comptait entreprendre une démarche de changement de sexe, ce qu’il a effectivement annoncé publiquement au lendemain de la publication du verdict du tribunal militaire. Et c’est pourquoi il est aujourd’hui question de Chelsea Manning. Exit Bradley.

Celui qui reste de toute façon le soldat Manning aurait fait confiance à son interlocuteur parce qu’il s’était présenté à lui comme journaliste mais aussi comme prêtre (!). Sans l’avoir jamais vu autrement que par Internet, Manning l’a cru quand il lui disait que ses révélations étaient couvertes à la fois par la protection des sources et par le secret de la confession! C’était évidemment un leurre. La crédulité du soldat Manning l’aura empêché de se méfier.

Dénoncé par Lamo, le soldat Manning a été arrêté le 27 mai 2010 puis rapidement détenu dans des conditions jugées très difficiles. Avant comme après l’arrestation, le site WikiLeaks n’a pas confirmé l’identité de sa source et a toujours nié connaître le soldat Manning. Reconnu(e) coupable de nombreux chefs d’accusation sauf celui de «collusion avec l’ennemi» (rejeté, mais qui aurait pu lui valoir la peine de mort), Manning a écopé le 21 août 2013 d’une sentence de 35 ans de prison. Avec les remises de peine et la prison préventive qu’il(elle) a déjà effectuée, Bradley/Chelsea Manning devrait recouvrer sa liberté dans neuf ans environ.

Edward Snowden

Ce jeune homme est un informaticien américain, ancien employé de la CIA et de la NSA, qui a révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques. À partir du 6 juin 2013, Snowden rend publiques des informations classées hautement confidentielles par la NSA, par l'intermédiaire des médias, notamment The Guardian et le Washington Post. Il a contacté ces journaux lui-même, sans passer par Wikipedia, dont l’étoile brille nettement moins après les soubresauts de l’affaire Manning.

Ed Snowden a travaillé pour la NSA et ses sous-traitants en tant qu’administrateur de systèmes informatiques. En Suisse comme à Hawaï, où il a travaillé, il savait donc parfaitement comment déjouer les systèmes qu’il protégeait, afin d’en copier le contenu sans être repéré. N’entrons pas dans les détails techniques de ses révélations, qui endormiraient nos lecteurs. Mais précisons seulement qu’il révèle (et confirme) comment nous sommes écoutés, comment nos messages e-mails sont analysés et nos données personnelles passées au crible pour nourrir toujours plus les ordinateurs du «Big Brother» américain. Sont tout simplement ignorées au passage de nombreuses lois de divers pays occidentaux destinées à cadrer le respect de la vie privé. La page Wikipédia « Révélations_d'Edward_Snowden » vous en apprendra plus à ce sujet.

C’est donc cela qu’Edward Snowden a choisi de révéler au grand jour. On sait déjà qu’il partage les positions de l'Electronic Frontier Foundation ou du réseau Tor qui font tous deux la promotion d’un Internet libre. À l'élection présidentielle américaine de 2008, Snowden dit avoir voté pour un tiers parti, sans préciser lequel. Prêt à faire ses révélations, il décide d'attendre à cause de l'élection de Barack Obama. Snowden dit qu'à cette période il «croyait aux promesses d'Obama», mais que celui-ci «a continué les pratiques de son prédécesseur».

Quand Snowden quitte Hawaï pour Hong-Kong, en mai 2013, à 30 ans, délaissant un emploi qui lui assurait un salaire de 200.000 $US par an, il explique : «Je suis prêt à sacrifier tout cela parce que je ne peux, en mon âme et conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d'Internet et les libertés essentielles des gens du monde entier avec ce système énorme de surveillance qu'il est en train de bâtir secrètement».

À la suite de ses révélations, Edward Snowden est évidemment inculpé le 22 juin 2013 par le gouvernement américain sous les chefs d’accusation d'espionnage, vol et utilisation illégale de biens gouvernementaux. De Hong-Kong, Snowden prend ensuite l’avion pour un vol qui transite par la Russie, mais il y reste finalement coincé; son passeport de citoyen américain ayant tout simplement été annulé par les autorités de son pays. Après de nombreux rebondissements, Ed Snowden est toujours en Russie, où il a obtenu en 2014 un asile pour une durée de trois ans.


Les vagues soulevées par les révélations d’Assange, de Manning et de Snowden ont créé une onde de choc qui n’a pas encore fini de nous secouer. On notera au passage que tous sont actuellement privés de tout ou partie de leur liberté… «La vérité vous rendra libre» dit-on parfois en citant la Bible [Veritas vos liberabit, Jean 8:32]. Mais tout aussi bien la vérité peut vous retenir deux ans entre les quatre murs d’une ambassade (Assange), vous envoyer directement en prison (Manning) ou vous contraindre de force à aller vivre dans les neiges russes (Snowden). Lanceurs d’alerte ou pas, ces trois-là nous poussent, chacun à leur manière, à redéfinir les relations que nos sociétés entretiennent avec la vérité.

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