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Le texte suivant est une lettre personnelle que m'a envoyée Yasmine Motarjemi, ancienne responsable de la sécurité alimentaire chez Nestlé et devenue lanceuse d'alerte par honnêteté et par la force des choses. C'est un document d'une grande profondeur. Je le publie ici avec son accord.
Bernard Walter
Ce matin je travaillais sur mon texte sur les lanceurs d’alerte. Puis j’ai pensé aux sentiments qui m’ont amenée à devenir une lanceuse d’alerte. Bien des gens attribuent cela à du courage. Mais pour moi, ce n'était pas une question de courage. Il s'agissait d’une part de ma conscience professionnelle et humaine et d’autre part du besoin d’être libre, de ne pas être enchaînée à la peur et à des choses auxquelles je ne pouvais pas croire, c'est-à-dire aux malhonnêtetés dont mon employeur faisait preuve. C’était une question de fidélité à moi-même, à celle que je suis, à ce que je crois profondément, à ce que mes parents, mes ancêtres, ma culture m’ont appris à être.
En ce qui concerne mon devoir professionnel, je voyais que j’étais responsable de la sécurité alimentaire de Nestlé, Nestlé le leader des entreprises agro-alimentaires, qui à mes yeux devait être un modèle pour les autres entreprises. Par conséquent, mon rôle était encore plus grand. J’avais un bon salaire, je considérais ceci comme une raison de plus pour entièrement assumer mes responsabilités. Je pensais qu’avec les grands salaires que les managers des entreprises reçoivent, vient également une grande responsabilité, sans cela le salaire n’est pas mérité. J’avais aussi prêché les causes de la santé publique et la sécurité alimentaire pendant toute ma vie professionnelle. Etant aussi élevée dans une famille de médecins et professionnels de santé publique, et ayant eu des parents et des ancêtres engagés pour des causes humanitaires (mon aïeul a même eu des médailles du Vatican et du gouvernement français), je crois que j’avais cette «conscience» dans le sang, dans mes gènes et dans mon éducation. Je me demande sinon d'où me viendrait cette conscience qui parfois est source de souffrances.
En ce qui concerne la liberté, je pense que la vie serait une prison si par peur on n’osait pas exprimer ses valeurs, ses pensées, son éthique, sa personnalité. A quoi bon tous les biens du monde, si on doit refouler sa conscience, vivre dans la peur, l’autocensure, et faire souffrir son âme? Ce n’est pas vivre pleinement. Ce serait un déni de soi-même. Je sentais que si je ne me donnais pas le droit de parler et dire ce que j’ai vu et vécu, ce serait de la lâcheté envers la société, envers ma profession et envers moi-même. Ce serait vivre avec des souvenirs qui me tourmenteraient perpétuellement et une conscience qui m’accablerait pour la vie. Mon esprit serait emprisonné.
Alors j’ai dit ce que je voyais et pensais. J’ai alerté à maintes reprises en interne, à tous les niveaux de l’entreprise: les deux directeurs des opérations, le directeur de "Compliance", le directeur de "Corporate Governance", le directeur des finances, le directeur des Ressources Humaines, le "Chief-Executive Officer" (CEO) et le Président (voir ma lettre à Peter Brabeck). Ils ont fermé les rangs, au lieu de se donner la peine de m’écouter et d’examiner les faits, ils se sont tous soudés pour ne rien faire sauf me harceler. Comment, dans une entreprise agro-alimentaire, peut-on refuser une demande d’audit de la part de sa responsable de la sécurité alimentaire? Pendant les dix années passées chez Nestlé, je n'ai jamais été auditée. Comment est-ce possible? Quel engagement pour la sécurité alimentaire, si on me refuse l’audit? C'était peut-être pour étouffer tous les dysfonctionnements que j’avais à rapporter. Non seulement on ne m’a pas écoutée, mais on m’a harcelée même de la pire des façons. Des incidents se sont produits, alors on m’a harcelée encore plus, car j’étais devenue un témoin de leur négligence. Puis on m’a licenciée. Depuis cinq ans je lutte pour qu’un tribunal juge mon cas, avec tout ce que ceci peut coûter. Par divers moyens juridiques, Nestlé s’arrange pour repousser le procès. Pour quelle raison, si ce n'est pour échapper à une condamnation?
Dans de telles conditions, quelles lois humaines dans ce monde peuvent exiger d'un employé le silence et la fidélité à son employeur?
Dans le monde occidental, nous soutenons de diverses façons les dissidents politiques des pays tyranniques, alors pourquoi les lanceurs d’alerte qui agissent pour le bien de la société ne sont-ils pas soutenus? Finalement, tout ceci c’était mon devoir envers la société et l’humanité. C'était aussi exercer ce droit de liberté d’expression que la société défend aujourd’hui avec tant d'ardeur. Si mon expérience peut servir à réveiller les consciences, alors ma vie, mon combat et mes souffrances prendront un sens.
Comme a dit Rumi, le poète Persan: J’ai perdu tout, mais j’ai trouvé moi-même.
Yasmine Motarjemi