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Vieux tabou, la mort revient. Sous un nouveau déguisement. Naguère, l'on s'était mis à en parler, ouvertement. Mais les tabous ont un sens aiguisé du camouflage. On en parle actuellement sous un angle nouveau, qui la rend quasiment acceptable: la mort serait avant tout un phénomène biologique faisant partie de la vie. A ce titre, elle est non seulement acceptable mais aussi normale, «naturelle».
Certes, cette vision est scientifiquement justifiable. Mais le tabou arrive à rendre acceptable ce qui ne l'est pas, sous le déguisement de la vision dorénavant naturelle, biologique, de la mort. N'en parle-t-on pas ainsi pour vaincre l'angoisse qu'elle suscite? Il est tellement rassurant de se dire que ma mort et surtout celle des autres n'est qu'un phénomène biologique normal.
Cette position est trompeuse, dangereuse, de surface. Elle ne rend pas justice à ce que l'être humain ressent de la mort au plus profond de lui-même. L'être humain n'est pas que nature, il est aussi culture. En voulant considérer la mort comme naturelle, un glissement imperceptible s'amorce dans notre société. La mort est naturelle? C'est donc en ordre pour la vieillesse, puis pour un accident, pour une maladie. Et le glissement se poursuit: finalement, ne serait-ce pas naturel, au fond, pour toutes ces morts de conflits, de catastrophes, d'injustices? Tout cela ne fait-il pas partie d'un ordre naturel des choses, de la lutte des espèces, d'une sélection naturelle interne sur une planète en surpopulation?
Le glissement est peu perceptible, il procède par étapes. Ce qui paraît naturel pour l'âge avancé finit par l'être pour tout le reste aussi, en une espèce de darwinisme biologique puis social. Mais cette position nous déshumanise, en tendant à nier la valeur irremplaçable de l'être humain que les traditions religieuses – chrétienne et humaniste en particulier – ont mis tant de temps à établir, en combattant, souvent, à l'intérieur d'elles-mêmes.
Ethiquement, il n'est pas admissible que la mort soit considérée sous l'angle unique du phénomène biologique. La mort, la sienne propre comme celle de ses proches, comme celle de ses lointains est l'événement qui doit continuer de provoquer chez tout être humain digne de ce nom une émotion. Pas une indignation seulement, mais une émotion, une mise en mouvement qui provient d'une réalité extérieure et qui met en route. Si la mort de l'autre ne provoque plus d'émotion, mais de l'indifférence, une partie de mon humanité s'en est allée.
Ce risque est couru par notre société qui considère la mort comme naturelle. La mort touche, remue, met en doute, mais suscite immédiatement des réactions de protection: c'est si lointain, on ne peut rien y faire, c'est si triste. Pas de véritable émotion surtout, qui mette véritablement en mouvement, rien qui provoque un engagement. Certes, il ne s'agit pas d'énoncer une vérité générale. L'émotion existe: elle suscite la recherche médicale, l'engagement social et politique, des mouvements de protestation. Mais en même temps, la mort suscite l'indifférence, une sorte d'évacuation. Le tabou est bien là quand on ferme les yeux sur les jeans bangladais achetés en grands magasins, sur la gourmette en or provenant de mines exploitées au mépris de la vie humaine, sur la nourriture spéculée. Tout cela n'est-il pas si normal, si naturel? On s'indigne, bien sûr, le temps du Journal télévisé. Mais l'émotion ne suit pas l'indignation. Le tabou sur la mort est revenu, tout paraît normal. Et ça nous arrange. Tous ces gens qui meurent ne sont-ils pas que des dégâts biologiques collatéraux?
Par l'émotion, la mort de l'autre pourra nous toucher en profondeur, nous faire mourir pour renaître, nous modifier, nous mettre en route. La mort de l'autre sera ainsi un peu la mienne et me poussera à la lutte, à l'engagement. A une vraie émotion. A un combat contre la mort sous toutes ses formes. L'être humain n'est pas qu'une réalité biologique soumise aux déterminismes sociaux, naturels, économiques, mais la forme la plus haute de la création divine.