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Ce texte a été publié sur le site internet Protestinfo, printemps 2012. Il est repris dans l’essor avec l’autorisation de l’auteur.
Longtemps, je me suis retenu de parler d’argent d’un point de vue théologique, redoutant de devenir trop vite moralisateur. Mais, au vu des évolutions actuelles, il n’est plus simplement question de morale. L’argent, la finance, la richesse est devenue une puissance qui nous tient, qui nous asservit.
Jésus parlait à cet égard de Mammon. Ce terme araméen signifie «richesse, fortune», mais avec une connotation d’emprise, de pouvoir: bref, une puissance qui nous possède! L’étymologie semble assez énigmatique, mais l’hypothèse la plus plausible est qu’il viendrait de l’hébreu aman, qui signifie «se confier, faire confiance». Mammon marquerait donc la richesse en laquelle on se confie, et c’est là que résiderait le piège: en nous confiant à elle, nous en devenons dépendants. Elle devient notre maîtresse, notre dieu. «Nul ne peut servir deux maîtres», dit Jésus, marquant ainsi une alternative claire: on ne peut servir Dieu et Mammon en même temps (Matthieu 6, 24).
Cette vieille notion me semble correspondre à ce que nous sommes en train de vivre. Comme le python Kaa hypnotise Mowgli dans Le livre de la jungle en lui glissant d’une voix doucereuse: «Aie confiance!», la finance nous tient en son pouvoir. Les taux de change sont devenus notre nouvelle loi: quelques fluctuations, et déjà le monde entier s’angoisse, et pour sauver l’euro, on jette des milliards publics dans les banques. Mais quand on annonce que 49 millions d’Américains vivent actuellement sous le seuil minimal de pauvreté, personne ne semble plus s’émouvoir. Tandis qu’une statistique nous informe que, fin 2008, 208’444 Suisses possédaient un million de francs ou plus et que la fortune moyenne dans le canton de Schwyz était de 768’000 francs…
Pour sauver la Grèce, on proclame l’austérité et on libéralise les derniers services publics. Et quand rien ne va plus en Italie, on va chercher des économistes et des banquiers pour former un nouveau gouvernement. A qui profite la crise, sinon à ceux qui l’ont provoquée? Une vision d’horreur me rend parfois insomniaque: un monde tout entier gouverné par des économistes et des banquiers…
Jésus part d’un principe tout simple: «où est ton trésor, là aussi sera ton cœur» (Matthieu 6, 21). Alors, je demande: où est notre cœur? Et puisqu’il y a un lien: où est notre courage? Parce que le courage, c’est la vertu du cœur! Le courage de prendre des mesures? Les bonus, tant critiqués, continuent à être distribués allègrement. Les millionnaires américains autour de Warren E. Buffett continuent à demander qu’on les impose enfin plus. Et on sait qu’on pourrait récupérer 25 milliards par année pour la population suisse en taxant les grandes fortunes et les transactions financières. Pourtant rien ne se passe: Mammon nous hypnotise. «Aie confiance!»
Mais j’apprends que dans le premier volet de la sixième révision de l’assurance-invalidité, on projette de supprimer 12’000 rentes entre 2012 et 2018. Parce que, quand même, ils nous coûtent cher, ces invalides, et il y a toujours des abus…
Alors, moi, je regrette de plus en plus que le mouvement des indignés ait déjà disparu. Ou, pour reprendre un slogan célèbre: «Arrêtez le monde, je veux descendre!»
Pierre Bühler
Professeur de théologie aux universités de Zürich et Neuchâtel