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Août 2012
Le capitalisme: le bon grain et l’ivraie
Auteur : Jean-Pierre Graber

Le concept de crise financière désigne des déséquilibres qui se manifestent au niveau des bourses, des banques ou, plus récemment, des finances publiques. Pour faire simple, on parle ainsi de crise financière lorsque le cours de titres tels que des actions, des obligations ou des produits dérivés diminue fortement; quand de grandes banques éprouvent des difficultés parce que leurs créances perdent beaucoup de leur valeur et qu’elles ne parviennent plus à se refinancer aisément auprès d’autres banques et, enfin, lorsque des États peinent à financer leurs déficits publics ou à rembourser leurs abyssales dettes.

Il faut faire le bien pour mériter son bonheur, on n’y arrive pas par la spéculation et la paresse. La paresse séduit et le travail satisfait. C’est dans une conscience tranquille qu’on puise sa force.
- Journal d’Anne Frank

Les crises financières entraînent presque toujours des crises économiques selon le mécanisme que voici: les problèmes de liquidités des banques et la perte de valeur des titres conduisent à un resserrement des crédits ainsi qu’à une diminution de la consommation et des investissements. La situation est aggravée par la crise de confiance qui accompagne toutes les crises financières. Les ménages et les entreprises qui ont peur prennent moins d’initiatives économiques. Il vient de là que le PIB (produit intérieur brut) stagne ou diminue, ce qui provoque immanquablement une hausse du chômage. Les crises financières existent depuis de nombreux siècles. Celle des années 1930 a clairement contribué à l’émergence des régimes totalitaires en Europe.

L’actuelle crise financière a débuté en 2007 lorsque s’est effondrée la valeur de nombreuses créances hypothécaires américaines converties en titres. L’origine technique de cette crise des «subprimes» réside dans la politique monétaire de la banque centrale américaine qui, après les attentats de 2001, a abaissé ses taux directeurs jusqu’à 1% en 2004 avant de les remonter à 5,25% en 2006 pour éviter l’inflation! Du coup, des millions d’Américains attirés par l’argent bon marché n’ont plus pu payer leurs intérêts hypothécaires. Cela a notamment provoqué la faillite de la banque Lehman Brothers et, par contagion, le marasme du système financier international. De nombreuses banques risquant la faillite, les États se sont souvent endettés encore davantage aussi bien pour sauver le système bancaire que pour prévenir ou atténuer la crise économique née de la crise financière.

La spéculation à l’origine du chômage

Le capitalisme financier n’est pas le capitalisme productif; Le premier parasite le second, en détournant les capitaux du secteur productif au profit de la spéculation. Mais le capitalisme productif est actuellement perverti par la productivité et la compétitivité.
- Stéphane Hessel

La crise financière est aussi imputable à la spéculation effrénée qui a gagné le monde de la finance. Ce dernier a créé des instruments financiers (parmi eux les fameux produits dérivés) dont la sophistication échappe à peu près à tout le monde. Aujourd’hui, les spéculations sur ces produits dérivés, sur les actions, les obligations, les matières premières et les devises représentent des milliers de milliards de dollars et d’euros. Indirectement, la spéculation se trouve aussi à l’origine du chômage et des autres difficultés économiques que connaissent nos pays.

On a toujours fait de l’argent avec des biens et des services. C’est très légitime. Il y a longtemps que l’on fait de l’argent avec de l’argent. C’est admissible et c’est le rôle des banques. Depuis quelques années, on fait beaucoup d’argent presque sans argent, en recourant à de purs artifices comme l’a fait Bernard Madov. C’est intolérable parce que déstabilisant pour une économie réelle contrainte d’évoluer par à-coups, au gré des anticipations hasardeuses de spéculateurs dépourvus de tout sens de l’intérêt général.

Faut-il pour autant répudier l’économie de marché et le système économique dit capitaliste? Pour répondre à cette question fondamentale de philosophie politique, il convient de distinguer entre le capitalisme productif et le capitalisme spéculatif.

Capitalisme productif et capitalisme spéculatif

La négation de l’idée industrielle est la spéculation.
- Henry Ford

Le premier consiste à produire rationnellement des biens et des services. Il est indispensable au bon fonctionnement de la société et fonde ce que l’on appelle l’économie réelle. Procédant d’un très sain esprit d’entreprise, du génie créateur de nombreux industriels, d’initiatives libres et parfois audacieuses, il n’a pas son pareil pour produire des richesses économiques et assurer la prospérité matérielle d’une société. Nier les vertus incontestables du capitalisme productif c’est ne pas voir que la Pologne et la Chine bénéficient aujourd’hui d’un développement économique et d’un niveau de vie très largement supérieurs à ceux qu’ils connaissaient naguère à l’époque d’une économie planifiée surtout dispensatrice de pénurie.

Le capitalisme spéculatif englobe toutes les activités qui reviennent à acheter des actions ou des biens qu’on ne verra jamais, puis à attendre que leurs cours ou prix augmentent afin de les revendre en maximisant son bénéfice. Les progrès fulgurants des moyens d’information favorisent l’emprise de ce type de capitalisme qui ne peut que croître avec la perte de valeurs telles que le sens des responsabilités, le désir de produire quelque chose d’utile pour la société ou encore le goût de l’effort. Ce capitalisme-là n’enrichit qu’un petit nombre de personnes. Il est très destructeur pour une société lorsqu’il s’étend jusqu’à devenir mafieux. Acheter et vendre plus cher sans rien faire d’autre que river ses yeux rougis et anxieux sur un terminal n’a jamais enrichi un pays dans sa globalité.

Les mouvements spéculatifs sont responsables de l’instabilité délétère qui caractérise nos économies. Les possibilités de gains qu’ils offrent provoquent souvent un exode des capitaux de l’économie réelle vers une économie financière plus rentable à court terme. L’effondrement des bulles financières qui résulte fréquemment des mouvements spéculatifs affecte sensiblement l’économie réelle.

Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d’air dans un courant régulier d’entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l’entreprise n’est plus qu’une bulle d’air dans un tourbillon spéculatif. Lorsque, dans un pays, le développement du capital devient le sous-produit de l’activité d’un casino, il risque de s’accomplir en des conditions défectueuses.
- John Meynard Keynes

Il y a plus. Le capitalisme ne récompense plus véritablement la prise de risque, le labeur et les talents d’un entrepreneur indépendant mais bien plutôt l’attente tout à la fois fiévreuse et passive des individus et des institutions consultant les cours sans véritablement travailler ni toujours courir de graves périls.

Dans les années 1970, le grand économiste John Kenneth Galbraith affirmait que l’économie n’était plus dominée par les détenteurs de capitaux mais par les gestionnaires des grandes entreprises. Sans doute pertinente à l’époque, cette analyse l’est beaucoup moins aujourd’hui. On a de plus en plus l’impression que les décisions des grandes entreprises dépendent du cours en bourse des actions et donc, in fine, du comportement des actionnaires. Les actionnaires sont évidemment les propriétaires juridiques des sociétés anonymes dont ils détiennent des actions. Mais souvent, ils n’en sont ni les propriétaires affectifs, ni, véritablement, les propriétaires économiques. Si les dirigeants des entreprises peuvent parfois encore être animés par quelques considérations liées au bien commun, il est illusoire d’attendre un tel comportement de beaucoup d’actionnaires dont le seul but est la recherche d’une plus-value boursière.

Des effets dévastateurs

Il y a deux cas dans lesquels un homme ne devrait pas spéculer en Bourse: quand il n’en a pas les moyens et quand il en a.
- Mark Twain

Les effets du capitalisme spéculatif sont d’autant plus dévastateurs qu’ils se conjuguent aujourd’hui avec l’impérium d’une logique économique qui gagne progressivement tous les domaines de la société.

Trop d’activités humaines sont évaluées et appréhendées en termes exclusivement économiques. Dans l’esprit de certains, le marché est censé résoudre tous les problèmes, toutes les contradictions humaines et sociales et répondre à toutes les aspirations de l’âme humaine. C’est le triomphe de l’économisme, l’avènement d’une espèce de «mamonisation» du monde. L’économie cesse d’être le moyen fondamental d’assurer la satisfaction des légitimes besoins des êtres humains pour devenir sa propre fin.

En 1951 encore, Frank Abrams, président de la Standard Oil du New-Jersey écrivait: «Le rôle de la direction est de maintenir un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties concernées: les actionnaires, les employés, les consommateurs et l’ensemble de la collectivité». Il est hélas révolu le temps où cette philosophie inspirée par le bon sens et un zeste de culture chrétienne imprégnait la plupart des entreprises des pays industrialisés occidentaux.

Pour éloigner les graves risques que fait courir le capitalisme spéculatif à nos sociétés, il convient de le réguler bien plus substantiellement tout en libérant davantage l’économie réelle. Sachons toutefois que c’est une mission difficile à l’ère de la globalisation de l’économie! Européens et Américains doivent aussi se remémorer que les dettes privées et publiques excessives perturbent l’économie aussi sûrement que le capitalisme spéculatif. Vivre au-dessus de ses moyens individuellement et collectivement met à mal les subtils équilibres économiques et politiques, les fourmis n’acceptant pas longtemps de pallier les effets de la légèreté des cigales.

La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une nécessité.
- Henri Bergson

La liberté économique est une institution merveilleuse. Elle est sœur jumelle de la démocratie libérale. L’une ne va jamais sans l’autre. Elle contribue à l’épanouissement de millions de personnes et assure un grand bien-être matériel. Mais à long terme, seule une liberté économique accompagnée du sens des responsabilités enrichit le plus grand nombre et produit le socialement utile. Seule une liberté économique déployée avec un minimum d’éthique suscite l’adhésion de la société. Les acteurs du monde financier doivent s’en souvenir sous peine de se rendre souvent odieux et de mettre les régimes démocratiques en péril.

Aujourd’hui, Celui qui nous fait écrire 2012 dirait sans doute: «Souvenez-vous que l’économie doit être au service de l’homme et non l’inverse, sous peine de revivre 1929 et ses noires conséquences».

Jean-Pierre Graber
Dr ès sciences politiques, ancien Conseiller national

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