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Octobre 2009
Tolstoï: un chrétien original et un anarchiste non-violent et influent
Auteur : Jean-Luc Portmann

La vie de Léon Tolstoï
9 septembre 1818 à Iasnaïa Poliana – 7 novembre 1910 à Astapovo

 

Lorsque naît Léon Tolstoï en Russie, le Tsar règne en monarque absolu soutenu par la noblesse – les Tolstoï appartenant à cet ordre – et par le clergé. Le peuple – les serfs – est « mal nourri, mal logé, ne reçoit aucune instruction et n'a aucun droit » 1. Sous les dictatures des derniers tsars, marquées par des grèves, par des soulèvements populaires, par des attentats terroristes et par une révolution avortée en 1905 2, des milliers d'opposants au régime furent arrêtés et exécutés ou déportés en Sibérie. Léon perd ses parents très tôt et est élevé par sa tante Tatiana. Jeune, il est facilement tourmenté.

En 1841, avec Tatiana, sa sœur, et ses trois frères, Léon va s'établir à Kazan où il suit les cours du lycée puis de l'université. Là, il s'intéresse aux langues orientales et au droit, mais son parcours universitaires n'est guère brillant et il n'obtient aucun diplôme. Ainsi, en 1847, il retourne dans son village natal. Là, il a le temps de découvrir la Bible, notamment le sage Salomon et l'Evangile selon saint Matthieu, Bouddha, Socrate et de s'intéresser aux œuvres de Jean-Jacques Rousseau.

Puis, Tolstoï se rend à Saint-Pétersbourg où il goûte aux jeux, aux restaurants et aux femmes. Blasé, et sur proposition de son frère aîné et gradé à l'armée, il fait du service militaire au Caucase. Il se bat contre des Tchétchènes, puis, promu officier, il sera envoyé en Crimée. C'est à côté de cette occupation qu'il rédige ses premières nouvelles (« Enfance », « Adolescence et Jeunesse » et d'autres) qui remportent un franc succès. Redevenu civil, Tolstoï voyage en Europe. En 1862, à 34 ans, Léon Tolstoï se marie avec Marie Boers. Treize enfants seront issus de cette union. Par la suite, il publie ses plus grands romans: « Guerre et paix » en 1869 et « Anna Karénine » en 1877. Il est alors considéré comme l'un des plus grands écrivains russes de l'époque.


Tolstoï et le christianisme

La conception du christianisme de Tolstoï s'élabore à la suite de la crise spirituelle que le Russe subit à la fin des années 1870 3. En 1977, Tolstoï décide d'observer le plus fidèlement possible les préceptes et les rites de l'Eglise orthodoxe. Mais, deux ans plus tard, c'est la rupture avec cette institution. Tolstoï lui reproche, notamment, de cautionner la guerre et la peine de mort et de manquer de tolérance envers les autres religions 4.

Ainsi, dès 1880, nous trouvons un écrivain différemment orienté qu'auparavant, plus religieux, plus politique et voulant absolument éviter la violence. Par sa riche correspondance (dès 1909 avec Mohandas Gandhi), par ses actes, notamment la création d'une école ou sont inaugurées des méthodes d'apprentissage comprenant de techniques de résolution non-violente des conflits 5 et, surtout, par des écrits politico-religieux, Tolstoï prônera la non-résistance au mal par la violence, la volonté d'abolir la peine de mort, l'amour du prochain et le rejet de l'Etat, de l'armée et de l'église (en 1901, il sera excommunié par l'église orthodoxe).

Tolstoï ne peut pas croire, naïvement, comme un moujik illettré, et plusieurs éléments de l'église orthodoxe l'irritent : « l'étrangeté de ses rites, les dogmes et les sacrements (…), l'attitude intransigeante de l'église à l'égard des autres religions» 6 et, enfin, le fait que les orthodoxes justifient la guerre (les propos contenu dans le mémento du soldat «Dieu est votre général » 7 choquent particulièrement Tolstoï) et la peine de mort 8, à l'époque du moins 9.

Le penseur russe « rejette les Eglises officielles et considère que la véritable foi ne peut exister que dans les sectes et les hérésies, où il n'y a pas de pouvoir hiérarchique » 10. Il croit en l'enseignement du Christ, mais nie sa divinité.

Tolstoï et la non-violence

Tolstoï n'emploie pas le vocable de ‘non-violence' – ce mot sera fabriqué plus tard par Gandhi – mais il est juste de le considérer comme un éminent penseur de la non-violence. Tolstoï croyait en Dieu, en la vérité de l'enseignement du Christ, mais rejetait l'Eglise orthodoxe et ses dogmes. En s'inspirant de ses convictions religieuses et, plus spécifiquement, du principe de la non-résistance au mal, il condamnait catégoriquement toute forme de violence, que celle-ci se manifeste dans la guerre, la peine de mort ou dans l'exploitation du travail d'autrui.

Il prône la non-résistance au mal par la violence, principe qui, selon lui, peut être déduit de l'enseignement de Jésus lors du Sermon sur la montagne: « Vous avez appris qu'il a été dit "œil pour œil et dent pour dent". Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur le joue droite, tends-lui aussi l'autre » 11. Ce verser représente « pour Tolstoï le centre du Sermon sur la montagne, lequel est au centre de l‘Evangile. De là, pour lui, s'éclaire l'interprétation du Nouveau Testament (…) » 12. Ainsi, si on croit en la vérité de l'enseignement du Christ, on doit renoncer à toute forme d'action violente quelles que soient les circonstances.

Tolstoï et l'anarchie

Et, conséquence ultime de ce principe, il niait également l'Etat qui, selon lui, n'était qu'un organisme servant à protéger les privilèges des riches, et à maintenir dans l'esclavage par ses institutions militaires, policières et judiciaires 13. Pourtant, la source principale de sa pensée politique demeure ses convictions religieuses.

Fasciné, comme Rousseau, par le mythe de l'homme primitif 14, Tolstoï n'a ni confiance ni considération pour les gens éduqués et oisifs de l'aristocratie et, bien qu'il appartienne à cette dernière 15, il renonce à son titre de comte en 1882 16.

La conséquence ultime du principe de la non-résistance au mal est la négation  de l'Etat 17. «L'Etat, le gouvernement, le pouvoir – Tolstoï ne fait pas de distinction entre eux – n'ont pour finalité que de maintenir le peuple dans l'obéissance et la soumission, c'est-à-dire dans l'oppression» 18. Cette dernière ne serait que ‘violence organisée' grâce à laquelle certains peuvent imposer leur volonté à d'autre 19. Or, « le moyen principal que se donne l'Etat pour imposer son pouvoir au peuple, c'est l'armée ». Pour Tolstoï, la défense de la patrie n'est qu'un prétexte pour mieux maintenir le peuple dans l'obéissance.

Sans aucune intervention du gouvernement, et souvent en dépit de l'intervention du gouvernement, les hommes mettent sur pied toutes sortes d'entreprises sociales: union des travailleurs, sociétés coopératives, compagnies de chemin de fer 20.


Tolstoï et l'objection de conscience

Pour lutter contre l'Etat et la violence qu'il engendre, Tolstoï suggère l'objection de conscience, le refus de payer tous les impôts et, plus largement, la non-collaboration avec l'administration 21. L'entrée volontaire au service militaire n'est qu'un esclavage qui a pour but l'assassinat 22, mais attention, Tolstoï ne veut exercer aucune pression sur les jeunes, lesquels sont parfois trop fragiles pour objecter 23. Plus encore que la guerre, la peine de mort, voulue par l'Etat et justifiée par l'Eglise orthodoxe d'alors, indigne et repousse viscéralement Tolstoï 24.

Tolstoï ne croit pas non plus en l'action révolutionnaire socialiste ou communiste qui ne ferait que substituer un ordre répressif par un autre 25. Tolstoï partageait ainsi des affinités avec les anarchistes qui rejetaient catégoriquement toute forme de gouvernement et qui s'opposaient à l'idée marxiste d'une « dictature du prolétariat » 26. Il réprouve néanmoins l'action des anarchistes terroristes qui posent des bombes, cela non seulement parce que la violence est immorale mais aussi parce que cette dernière ne peut qu'engendrer à son tour de la violence 27.

Conclusions sur Tolstoï: une immense influence

Favorable à « la non-résistance au mal » et à l'anarchisme (après William Godwin – 1756-1836 – Max Stirner – 1806-1956 – Pierre-Joseph Proudhon – 1809-1864 – et Michel Bakounine – 1814-1866), deux titres de noblesse qui en font une référence incontournable pour toute personne qui s'intéresse à l'histoire des mouvements contestataires. La portée éthique de sa pensée dépasse le contexte historique dans lequel ses écrits sont enracinés et, à l'aube du XXIe siècle, la passion prophétique qui anime sa parole, notamment lorsqu'il traite de thèmes tels que l'inégalité sociale, la guerre ou le terrorisme, a encore le pouvoir de nous atteindre, de nous ébranler dans nos certitudes, de nous inciter à nous ressaisir, à changer notre manière de concevoir la vie 28. Pour Tolstoï, les privilèges des riches dépendent de la misère des pauvres, réalité autant perceptible dans le sous-prolétariat du tiers-monde, actuellement, que dans la dictatures des tsars sur les serfs de la Russie d'avant la Première Guerre mondiale 29.

Gandhi a considéré Tolstoï comme « le plus grand apôtre de la non-violence » de son époque 30. Il s'en inspirera dans une forte mesure. Tolstoï influencera non seulement les pacifistes et les successeurs de Gandhi, mais aussi certains chrétiens et une partie des anarchistes, sans oublier les anti-militaristes et les objecteurs de conscience de Russie, de Suisse et d'ailleurs.
 

 Les notes infrapaginales, notamment les références qui étayent ce texte,
peuvent être obtenues auprès du rédacteur responsable de L'Essor.

Bibliographie succincte sur Tolstoï :

Alternatives n on violentes – Du nouveau sur Tolstoï, no 89, Paris, hiver 1993.
Arvon Henri – L'anarchisme, Coll. Que sais-je?, no 479, Puf Paris, 1951.
Jahanbegloo Ramin – Gandhi, Aux sources de la non-violence, Thoreau – Ruskin – Tolstoï, 183 p., Paris, Editions du félin. Cenac 320.01 JAH.
Lozowy Eric-Léon – Léon Tolstoï, Ecrits politiques (textes choisis, traduits du russe et présentés par l'auteur), 161 p., Coll. Retrouvailles, Ecosociété, 2003. Cenacc 320.5 TOL.
Refalo Alain – Tolstoï, La quête de la vérité, 125 p., Paris, 1997. Cenac 920 TOL REF.
Rolland Romain – Vie de Tolstoï, 218 p., Paris, 1921. Cenac 920 TOL ROL.


ADDENDUM: Jean-Luc Portmann a tenu à préciser: il n'a d'estime que pour les anarchistes renonçant à l'usage de la violence. Pour cet article, il a consulté les ouvrages susmentionnés et les archives de la Bibliothèque communale de la ville de La Chaux-de-Fonds.



«Le gouvernement est une réunion d'hommes qui font violence au reste des hommes».
Tolstoï

 



«L'anarchie est la plus haute expression de l'ordre»
Jean-Jacques Reclus, 1830-1905

 

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