« J'ai peur du jour où je n'aurai plus peur »
- Ph. Delerme
S'il n'était doté de sa capacité de penser, l'homme serait, comme l'animal, dans un état de peur perpétuelle.
Au fil des siècles et grâce à cette faculté supplémentaire, nos sociétés se sont prémunies contre de nombreux dangers. Nous vivons aujourd'hui dans des logements chauffés comprenant eau et sanitaires. Nos routes sont praticables et propres, nos déchets ménagers sont évacués sans efforts, nos moyens de transports, réguliers et minutés sur écran, nous emmènent à l'heure désirée sur notre lieu de travail. Nous sommes approvisionnés en nourriture abondante et de toutes provenances, en matériaux divers. Au moindre ennui de santé, les médecins et les hôpitaux sont à deux pas. Nos villes sont équipées de passages pour piétons, de feux alternatifs, de zones piétonnes, de caméras. Elles possèdent un éclairage nocturne, comportent des poubelles dans chaque rue, des cendriers pour absorber ces fichus mégots qui traînent encore sur le trottoir, des boîtes à seringues.
Les enfants et les aînés séjournent respectivement dans des crèches et des EMS, les bébés ont leur maman de jour. Les téléphones portables nous permettent de signaler à autrui le moindre petit imprévu. Et pour ceux que le temps libre angoisserait, de nombreuses distractions sont à disposition afin de meubler leur esprit.
Comment la peur, dans une société si bien organisée, parvient-elle encore à s'infiltrer? Cette peur indéfinissable, peur latente qui engendre l'inertie?
L'homme n'a plus à penser, il suit ce qui lui est dicté: les flèches, les lignes, les recommandations. Il est guidé, assisté, épargné, surprotégé. Sa propre initiative est conditionnée par les journaux, la publicité et la télévision qui lui suggèrent ce qu'il faut croire, ce qu'il faut être. Ce phénomène de moutonnerie étiole la pensée et mène à une fermeture d'esprit dont certaines firmes et certains partis politiques savent profiter pour faire valoir leurs produits ou leurs idées.
Le revers de la médaille, dans ce monde à œillères, réside dans l'oubli de l'autre et de sa différence. Les exclus revendiquent leur droit à une reconnaissance. Les jeunes ne veulent pas d'une société égoïste, qui s'endort sur ses lauriers et limite leurs perspectives d'avenir. Les marginaux et ceux qui vivotent dans la précarité et la misère se mettent à faire entendre leur voix. La tension, la colère, la violence vibrent à l'unisson et déstabilisent le lit des dormeurs qui ont trop tiré la couverture à eux.
Sur ce, et de manière abrupte, voilà l'humanité entière mise au pied du mur par une crise financière dont on ne peut encore évaluer l'ampleur, comme un ultimatum qui semble nous défier: «Allez-vous piller vos frères et la nature si généreuse jusqu'à un point de non-retour, allez-vous en oublier jusqu'à votre dignité humaine?»
Espérons qu'au lieu de faire trois p'tits tours et puis s'en vont pour repartir dans une nouvelle course insensée, nos sociétés sauront faire une réelle prise de conscience en nous offrant un peu de cette sagesse et du simple bonheur de vivre qui nous manquent terriblement. Pour l'amour du monde, ne suivons plus des manipulateurs qui nous entraînent dans la démesure et la peur.