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La peur face à une menace imminente est ressentie différemment de celle provoquée par des dangers à venir. La première, que j'appellerai effroi, donne lieu à des réflexes de protection, de défense ou de fuite. La seconde, que j'appellerai crainte, correspond à une inquiétude devant un changement, perçu de manière plus ou moins vague, sur lequel on n'a que peu ou pas d'influence. C'est par exemple le fait de ne pas savoir de quoi demain sera fait. La crainte est donc liée au changement, même s'il y a aussi des changements réjouissants. Elle peut provoquer des angoisses ou du stress.
La crainte est donc fonction de la stabilité de la société et du rôle de la personne dans cette société. Cette stabilité s'est fortement réduite du fait des changements de plus en plus rapides induits, en particulier par le développement – explosif à l'échelle de l'évolution – de la technique. Il y a un siècle, il n'y avait pratiquement rien de ce qui fait aujourd'hui l'essentiel des activités humaines: voitures, avions, téléphone, radio, télévision et j'en passe. Des activités nouvelles naissent et disparaissent, les métiers se modifient, des compétences deviennent inutiles. L'agriculture, qui était il n'y a pas si longtemps une activité principale, n'occupe plus qu'une toute petite partie de la population (quelques pour cents). Pourtant il s'agit là d'une des rares activités stables car nécessaires à la vie des gens. Elle est rythmée par la succession des saisons, éternelle à l'échelle de la vie humaine. Cette continuité donne confiance, même si elle n'empêche pas des surprises dans le court terme.
Malheureusement, la frénésie de l'innovation – à des fins lucratives la plupart du temps – met l'agriculture en danger. Non seulement on dénature les sols par l'agrochimie, mais on enlève à l'agriculture son caractère continu et serein. Il faut qu'elle joue son rôle dans la «croissance économique», aberration qui s'est fortement accélérée au 20e siècle. Le paysan devient un ouvrier auquel on doit expliquer son travail à l'aide de la «vulgarisation agricole». Il perçoit des payements directs soumis à des conditions imposées par le pouvoir. Il n'est plus vraiment indépendant et doit craindre pour la survie de4son exploitation. Pourtant, sans lui et son savoir faire, il n'y a pas de société qui tienne.
Il en va de même pour bien d'autres activités. La crainte de perdre son emploi se généralise au fur et à mesure que le pouvoir se renforce, que la finance détermine ses décisions et qu'il joue avec le sort de plus en plus de gens. Aujourd'hui, le pouvoir contrôle le citoyen par la peur.
Madame Janine Favre a intitulé son manifeste contre l'assurance maladie obligatoire «Un défi de la peur». Je la cite: «Je refuse la peur sur laquelle un système de profit s'appuie, provoquant le dérapage de «l'Art médical» à la solde de l'industrie. Cette peur se construit sur l'ignorance: celle des ressources propres à la vie, ainsi que celle de la force d'autoguérison en nous.»
L'assurance est devenue une activité omniprésente et très lucrative. Elle est fondée sur la peur. Peur de perdre sa santé, son revenu, ses biens. Le fait que les compagnies d'assurance fassent des fortunes montre bien que les risques qu'ils doivent couvrir sont largement surestimés. Si le citoyen se mettait à assumer, au moins en partie, les risques qu'il court, l'activité parasite de l'assurance se réduirait fortement. Pour éviter cela, des assurances ont été rendues obligatoires et chargent fortement le budget des citoyens au revenu modeste.
Il y a cependant des limites aux risques que l'on peut couvrir par les assurances et curieusement ces risques-là sont minimisés et ne semblent pas inspirer beaucoup de crainte. Les centrales nucléaires par exemple constituent un risque énorme (voir Tchernobyl) que les assureurs refusent de couvrir. Le pouvoir ne peut pas les obliger par peur que l'électricité produite par le nucléaire devienne impayable. La combustion des énergies fossiles est en passe de déstabiliser le climat avec des conséquences inimaginables qu'aucun assureur ne peut accepter de couvrir. L'obsession économique empêche que l'on prenne les mesures adéquates pour écarter ce danger majeur. Renoncer au pétrole, vous n'y pensez pas!
Alors, on fait comme s'il n'y avait pas à craindre les conséquences du changement climatique. Parce que perçus comme lointains, ces risques n'inspirent guère de crainte aujourd'hui. Pourtant, s'ils se réalisent, ce qui est inévitable si on n'élimine pas leurs causes, la crainte fera place à l'effroi.
L'homme s'assure contre des risques mineurs et ne veut pas voir les risques majeurs qu'il a lui-même provoqués. Il a été piégé par la notion de progrès. Cette notion a modifié la perception du temps en faisant passer notre vision du monde d'un modèle cyclique à un modèle linéaire permettant une progression ininterrompue vers toujours plus de confort, de richesse, voire de bonheur. Les conséquences de cette illustration commencent à se faire sentir (voir à ce sujet: Le progrès c'est mal, BoiteAoutilsEditions).
Saurons-nous revenir à temps vers des sociétés de subsistance et des économies de proximité ?