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Avril 2008
Recouvrer les bénédictions
Auteur : Jean-Michel Corajoud

Commençons ce court article par quelques calculs techniques, pour démontrer que nous sommes des dévoreurs d'énergie. En 2005, les 7,5 millions de Suisses ont consommé, toutes énergies confondues, 890 440 térajoules. Soit environ 90 kilowatts/heures (kWh) par habitant et par jour. C'est, à mon avis, démesuré, disproportionné. Pourquoi ?

Un travailleur de force est capable de produire, en 10 heures de travail, une puissance moyenne de 75 watts (W), soit une énergie de 0,75 kWh, avec sa seule force musculaire. En divisant 90 par 0,75, on démontre que l'énergie que chacun de nous consomme en moyenne nécessiterait l'aide de 120 travailleurs de force !

Mais il y a encore plus disproportionné: l'usage de la voiture. Par exemple, une voiture de cylindrée moyenne qui parcourt, sur autoroute, une distance de 100 kilomètres en une heure consomme 6 litres de benzine, soit environ 60 kWh. La puissance consommée est ici de 60 kW, soit 60/0,075 = 800 fois la puissance développée par un travailleur de force. On perçoit bien ici le gaspillage énergétique et la disproportion induite par la vitesse, celle des avions, des TGV et des voitures. Notre système n'est pas seulement énergivore: il n'est plus aussi à échelle humaine.

Dans son livre «Energie et Equité» (1), Ivan Illich (1926-2002) a estimé à 25 km/h la vitesse maximale pour garantir une bonne qualité de vie. Il a particulièrement rappelé qu'avant l'introduction de la circulation automobile dans les barrios (quartiers) de Mexico, les enfants pouvaient librement jouer dans les rues et les vieux y déposer leur chaise pour discuter le soir, à la fraîche, avec leurs voisins. Aujourd'hui, le réseau routier et autoroutier des grandes agglomérations dresse même des barrières architecturales infranchissables par les piétons et les cyclistes qui veulent simplement passer d'un quartier à l'autre. Finalement, on n'a plus la possibilité de se déplacer avec ses pieds, il faut nécessairement un moyen motorisé, bus ou voiture. Les pieds sont devenus obsolètes.

«Ne préfère pas le vent à l’eau».
Proverbe siamois

Illich montre aussi que cette perte d'autonomie est aggravée par la tenue d'un discours dépréciatif de la part des chantres du «progrès», du «développement» et de la croissance économique, discours qui présente les pratiques autonomes anciennes comme passéistes, archaïques, contre 1’évolution. Et, finalement, ce discours dépréciatif entraîne pour les gens la croyance qu'ils ne peuvent plus se débrouiller seuls, qu'ils ne peuvent plus se passer des institutions scolaires pour apprendre, sanitaires pour être en bonne santé, urbanistiques pour se loger et se déplacer :

« Là, les gens ne peuvent plus se soustraire à l'emploi de moyen de transport. Mais pire encore, l'idée s'installe que, comparé à un monde accessible à pied, ce nouvel environnement est un plus grand bien. Indirectement, c'est un bien d'un genre inférieur qui échoit à un monde où l'on va à pied. » (2)

Ainsi décroître, c’est croître en autonomie et en convivialité. Grâce au recouvrement de ce qu'Illich appelle les bénédictions:

« C'est à dessein que j'emploie le terme de bénédictions et de bienfaits à propos de ce que nous redécouvrons: aller à pied ou à bicyclette au lieu d'être transporté; habiter un espace que nous engendrons nous-mêmes au lieu de réclamer un logement; faire pousser des tomates sur le balcon ou se retrouver dans des bars qui bannissent la radio et la télévision ou souffrir sans thérapie et préférer l'action intransitive de mourir au trépas sous contrôle médical (…) J'essaie de recouvrer les idées de bénédictions et de bienfaits pour la redécouverte de joies, mais aussi de tristesses que j'ai observées dans les pays riches comme dans les pays pauvres en un temps où s'effondre l'espérance d'obtenir des sécurités et des satisfactions marchandes. » (3)

La décroissance par le recouvrement des bénédictions.

Jean-Michel Corajoud
Cercle des lecteurs d'Ivan Illich
(Lausanne)


1. Illich Ivan «Energie et Équité», Œuvres complètes, volume 1, Fayard, Paris, 2004
2. Illich Ivan «Dans le Miroir du Passé», Descartes et Cie, Paris, 1994, p. 53
3. Illich Ivan, op. cit., pp. 39-40

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