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Une lecture en particulier a conforté la révolte de mes 18 ans contre l'organisation de la société et du monde: «Demain, la décroissance» de Nicholas Georgescu-Roegen, publié en 1979. C'est à cette époque que je me suis intéressé aux thèses du Club de Rome au sujet de la «croissance zéro». C'est dire si l'idée m'est familière qu'il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini.
Si par «décroissance» on entend une réduction tendancielle des prélèvements opérés sur les stocks de matières premières, alors je peux me déclarer d'accord avec cette proposition. Mais je ne peux pas suivre ceux qui estiment cet objectif insuffisant et prônent une réduction du pouvoir d'achat (au moins dans les pays dits «nantis»).
J'y vois tout d'abord une impossibilité politique et sociale. J'imagine mal qu'un tel courant de pensée puisse devenir majoritaire au sein des différentes formations politiques et plus encore parmi les dirigeants des entreprises du secteur privé. Un tel changement de paradigme économique reviendrait à concrétiser une sorte de voeu généralisé de pauvreté comparable à celui que forment les moines en entrant au couvent. Dans toutes les sociétés humaines, la vie monastique était réservée à une petite élite d'individus formés durant des années à dépasser leur individualisme et à se détacher des valeurs matérielles. Je ne crois pas les hommes assez sages pour que tous fassent ce choix.
Mais il y a plus grave. Cette vision de la «décroissance», qui se veut fondamentalement critique à l'égard de l'économie dite «capitaliste», tend à faire croire que la «croissance» se mesure à l'ampleur du pillage des ressources et de la destruction de l'environnement. Or l'indicateur fétiche de l'économie qu'est le produit intérieur brut (PIB) est une mesure de l'intensité des échanges de biens et de services, ou, pour être plus précis, de la vitesse de circulation de la monnaie entre les acteurs économiques. Une part prépondérante de la «croissance» est due aux services dont la production consomme nettement moins de matières premières et d'énergie que celle des autres biens. Quant aux biens «matériels», toute entreprise rationnellement gérée va tout faire pour augmenter sa valeur ajoutée, y compris en réduisant le coût – donc le volume – de ses approvisionnements et intrants. Enfin, tout pousse à ce que les prélèvements sur les stocks de ressources toujours plus rares se réduisent au profit des ressources renouvelables et des matières recyclées.
Ainsi, la croissance économique peut – du moins en théorie – être corrélée avec une réduction de la pression exercée sur la nature. On peut résumer un tel développement à l'aide des préceptes suivants :
• croissance fondée surtout sur les échanges de biens « immatériels » (services);
• production de biens plus durables, réparables et recyclables;
• recours accru aux énergies et aux matières premières renouvelables;
• systématisation du recyclage des déchets (« économie en cycle fermé »);
• intégration par l'Etat des coûts environnementaux dans le processus de formation des prix (« internalisation des coûts externes »);
• répartition plus équitable des richesses et des conditions – objectives et subjectives – du bien-être.
Pour que ces préceptes, qui ne sont rien d'autre que ceux du «développement durable», puissent se réaliser, il faut qu'un certain nombre de conditions soient remplies. D'abord un Etat fort – et donc démocratique – pour fixer et surveiller les règles du jeu. Il est aussi nécessaire que le marché fonctionne bien, empêche l'apparition de monopoles et permette l'émergence de jeunes entreprises susceptibles d'apporter les innovations attendues. Ces innovations ne sont en outre possibles qu'à condition que l'on investisse fortement dans la formation et dans la recherche publique. Enfin, l'objectif d'équité et l'égalité des chances (en particulier entre femmes et hommes) supposent que l'éthique fasse son entrée dans la gestion d'entreprise.
Voilà comment je conçois le «développement durable» et le système de valeurs qui le sous-tend. C'est en même temps un projet politique fort et cohérent, autour duquel il est possible de construire des majorités par delà les traditionnels clivages gauche-droite.
Si je préfère ce concept à celui de «décroissance», je n'exclus pas que, même aux conditions énoncées ci-dessus, la «croissance» ne finisse par s'essouffler. Les programmes pour «relancer la consommation» en «renforçant le pouvoir d'achat des consommateurs» pourraient bien ne plus faire aussi bonne recette qu'aujourd'hui. Il en va de même des slogans tels que «travailler plus pour gagner plus». Même du point de vue de l'économie politique, il existe pour chacun de nous un niveau de consommation à partir duquel l'unité de travail supplémentaire n'est plus compensée par l'utilité du bien qu'elle permet d'acquérir.
Au fond, la prophétie de la «décroissance» se réalisera probablement d'elle-même, alors que si on en fait un programme politique, elle pourrait bien renforcer les dévots d'une croissance infinie. Une croissance exponentielle pour tous, mais surtout pour certains... A savoir ceux pour qui chaque unité de travail supplémentaire rapporte tellement que le jeu en vaudra toujours la chandelle. Ce sont aussi les mêmes qui se verraient bien affranchis de cet encombrante exigence de «durabilité» et que les querelles entre tenants de la «décroissance» ou du «développement durable» doivent bien amuser.
Quoi qu'il en soit, l'impossibilité d'un prélèvement exponentiel sur un stock limité de ressources est sur le point d'être démontrée dans les faits. L'évolution des cours des matières premières montre bien comment l'économie va intégrer cette contrainte. L'exemple du pétrole est certainement le meilleur et tout le monde semble admettre que le baril a durablement dépassé la barre des 100 dollars. En 2005, l'économiste Patrick Artus calculait un prix d'équilibre à 380 dollars pour 2010 sur la base des évolutions de l'offre et de la demande (*). Or ce modèle ne tient pas compte des prédictions de l'Association pour l'étude du pic pétrolier (ASPO) selon lesquelles l'offre mondiale va commencer à décliner dès 2008-2010 au rythme de 2% par an et la réalité pourrait bien dépasser la fiction de Patrick Artus. Finalement, ce sont les mécanismes de «l'économie capitaliste» qui vont concrétiser le concept de «décroissance»... en ce qui concerne la consommation des ressources.
François Marthaler, conseiller d'Etat, Les Verts
(*) Voir Le blog des verts