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Restituer la fonction du rite: un plaidoyer contre la violence chez les jeunes
Le rite, au-delà des identités religieuse, ethnique, ouvrière voire intellectuelle, fait partie de l’existence humaine. Il ne s’agit pas seulement d’un domaine réservé à l’ethnologie et l’extra-européanité de son objet, son regard sur les peuples dits «éloignés» ou «primitifs». Le principe du rite est universel parce qu’il se retrouve dans toutes sortes de société. En effet, sacré ou profane, il cristallise le symbole. Le rite est synonyme de règles ou de codes. En soi il n’est rien sinon qu’il opère comme médiation ou signification. Le rite est un langage, un geste en vue de, excluant de facto sa «fortuité» ou son insignifiance, sa banalité ou son hasard.
Lorsqu’on parle du rite, la réflexion éthique ainsi que celle qui concerne les valeurs, quoique importantes, m’apparaissent d’abord secondaires. Car le jugement que l’on porte sur le rite ne survient que plus tard. Parce que dans la réalité, le rituel prend en compte le rite et l’inscrit dans l’événement ou dans les circonstances de l’existence. Tout jugement, à mon avis, interviendrait plus tard, lorsque le rite aura fonctionné. Mais on pourrait aussi soulever une autre question inhérente à l’absence du rite lui-même. Qu’advient-il lorsqu’on se passe du rite?
L’orthodoxie ambiante, fut-elle minoritaire voire marginale, soutiendrait la thèse d’une absence de rites valables chez les jeunes actuels. C’est vrai, évoquer le rite c’est aussi mentionner son absence ou son insuffisance qui pourraient alors être comprises comme une crise culturelle voire existentielle. On pourrait invectiver la violence, en pareille circonstance, comme étant une réaction à ce vide. Etant donné que la nature a horreur du vide, l’absence ou l’insuffisance du rite correspondrait à une violation des normes de l’existence humaine. Autrement dit, le vide abandonné par les rites sécréterait des comportements dévoyés qui viendraient confirmer cet état de fait. Prenons un exemple moins violent pouvant légitimer le rite: dans une certaine Afrique traditionnelle, les rites précédant le mariage fonctionnent comme une liturgie religieuse qui rend solide l’union entre deux individus, et même deux familles. L’absence du geste rituel livre le couple à lui-même, à son amour et/ou à son désamour.
Ne nous limitons pas à une certaine orthodoxie qui se lamenterait sans cesse, et qui regretterait sempiternellement son «âge d’or». Si la tendance actuelle dans nos cités urbaines occidentales est à la désacralisation, cela ne signifie guère absence de rites. Car la seule valorisation du religieux à l’intérieur du rite est une entorse à ce concept. Nos jeunes, n’en déplaise à ce que j’ai nommé sous le couvert de l’orthodoxie, vivent constamment des rituels surtout profanes. En dehors des rites de passages dont les consistances peuvent être variables, de nombreux signes de ralliements circonstancient, structurent et font vivre nos jeunes. Que font-ils lors des fêtes tels le Jour de l’an, Halloween, la Saint Valentin, les promotions etc. Comment se saluent-ils? Sous quels modes se communiquent-ils? Un certain usage du téléphone portable avec ses SMS ou MMS ne cristallise-t-il pas de nouveaux rites auxquels nos jeunes se sont furieusement accrochés? Par exemple, les adolescents absorbés par des discours autobiographiques passent quelques temps au téléphone avant même de se saluer. Ces rites sont par définition neutres bien qu’ils épousent le temps et appartiennent au vaste monde de la consommation qui astreint ces jeunes à des comportements de «seconde nature» . Or toute contrainte est une forme de violence. Car, qu’adviendrait-il à ceux qui vivraient en marge de cette révolution? Mais il y a pire. Autant les guerres de religions ont institué la violence comme rite, autant aujourd’hui, certains groupes de jeunes, au nom d’une pseudo désacralisation, ont recours à la violence. Celle-ci s’exprime invariablement dans leur propre milieu qu’à l’extérieur, au cœur des rivalités de groupes ou dans l’incivisme caractérisé qui transgresse les normes sociétales.
Les reportages ou les articles qu’offrent toutes sortes de médias, lorsque précisément ils relayent les propositions de certains politiques, semblent faire croire qu’on peut volontiers associer la jeunesse à ce problème de violence. Inutile de rougir face à cette situation qui, à la vérité, ne concerne qu’une infime minorité de jeunes; quoique les dégâts, pour être objectif, frisent quelques fois la catastrophe. Deux raisons appuient cette certitude qui autorise, malgré tout, de ne pas s’abandonner dans un pessimisme de non retour. Platon , un philosophe de l’Antiquité, évoquait déjà la problématique de l’excès de liberté chez les jeunes. Cela dit, la jeunesse n’est guère une trouvaille de la période post-moderne. La seconde raison concerne la vulnérabilité des jeunes eux-mêmes parce qu’ils apparaissent comme des proies faciles, ceux sur qui on peut aisément porter des jugements. Toute l’ambiguïté de la situation s’y trouve: le mutisme ou l’excès du jugement des adultes sont au défi du problème de la violence des jeunes, en aval comme en amont.
Comprendre la violence rituelle chez les jeunes est un travail patient de toute la société. On se situe dans une logique de réaction due à l’incapacité de s’exprimer autrement. Le déficit du langage, la précarité substantielle et plurielle de ceux qu’on retrouve dans les ghettos de nos cités traduisent ces gestes impardonnables qui voient s’instaurer occasionnellement la violence, les tags à l’esthétique parfois douteuse, les cris stridents qui déchirent nos nuits du week-end, etc. Mais d’autres formes de rites violents et silencieux sont contenus derrière les murs de nos villas huppées. Il nous faut certainement aller au-delà de l’ethnologie condescendante des banlieues pour saisir le concept de violence que les rites de nos jeunes manifestent. Il nous faut dépasser les mirages du brouhaha quotidien pour rencontrer l’humain face à ses détresses afin de lui re-confier son autonomie. Ce face à face qui permet de mettre en évidence l’homme et lui-même doit s’opérer dans les limites du temps pour tenter de raisonner le rite qui lui reste indispensable.