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Décembre 2019
Hommage à Jean Starobinski
Auteur : Christiane Betschen-Piguet

Jean Starobinski, ce fut longtemps pour moi seulement un grand nom du monde académique genevois! Ceci jusqu’à ce que je découvre sa personnalité grâce aux entretiens qu’il accorda à Guillaume Chenevière pour la Télévision Suisse romande.

Il s’agit de 13 périodes, diffusées sous le titre de «La découverte de la liberté», réalisées au printemps 2001. Alors qu’il avait toujours été très discret à son propos, Jean Starobinski, alors âgé de 80 ans, nous livre ici beaucoup de lui-même tout en nous faisant partager ses vastes connaissances de la culture occidentale.

Paradoxalement, tout en restant très attaché à la vie genevoise, Jean Starobinski a une connaissance approfondie de la culture européenne. Malgré plusieurs sollicitations à enseigner dans des universités étrangères, il demeura toujours à Genève, entre Plainpalais et le quartier de l’Université.

Ouverture sur le monde

Écrire, c'est transformer l'impossibilité de vivre en possibilité de le dire.

Né à Genève, en 1920, de parents polonais s’étant établis dans cette ville dès leurs études, il y suit toute sa scolarité et fréquente le fameux Collège Calvin. Bien qu’ayant des racines étrangères, il est très bien intégré parmi ses condisciples. C’est une particularité de Genève à cette époque de compter déjà dans ses écoles beaucoup d’enfants d’autres cultures, gage d’une ouverture sur le monde.

Il fait parallèlement au collège des études de piano; il deviendra ainsi non seulement un bon pianiste mais encore un grand connaisseur des compositeurs romantiques.

Entré à la faculté des lettres en 1939, il dit avoir été très impressionné par la thèse de Marcel Béguin sur «L’Ame romantique et le rêve». Peut-être que cela va décider de l’orientation des recherches de toute sa vie.

Autre évènement déterminant: l’exposition à Genève des chefs-d’œuvre du Musée du Prado. Starobinski découvre Velasquez, Goya et Le Titien, qu’il admire tout particulièrement.

Avec l’occupation de la France, plusieurs poètes et hommes de lettres se réfugient à Genève. Starobinski deviendra un familier de Pierre-Jean Jouve, de Pierre Emmanuel et du salon de Pierre et Pierrette Courthion.

Thèse sur la mélancolie

En 1942, Starobinski se lance dans des études de médecine, se spécialise dans la médecine interne puis dans la psychiatrie. Il fait sa thèse sur la mélancolie, ce qui va le conduire à étudier les romantiques sous l’angle de leur propension à la mélancolie, la mélancolie s’associant souvent au génie. Baudelaire deviendra un de ses sujets d’étude favoris, ainsi que Rousseau, précurseur des romantiques.

Il faudrait convaincre les hommes du bonheur qu'ils ignorent, lors même qu'ils en jouissent.

Fort de cet impressionnant bagage, il va produire tout au long de sa carrière plus d’une vingtaine d’ouvrages sur l’histoire des idées, l’histoire de la langue, sur l’histoire de la médecine, ainsi que des monographies sur des peintres (Rembrandt, Goya, David, Füssli), des écrivains (Baudelaire et Rousseau, déjà cités, ainsi que Montaigne, Racine, Diderot, Montesquieu, Mallarmé), ou encore sur des musiciens (Mozart, Stravinski, Ansermet). Les thèmes se croisent et s’entremêlent, il est l’historien de tout un pan de notre culture, du XVIe siècle à aujourd’hui. Il va produire également de nombreux articles et préfaces. Il sera traduit dans différentes langues et recevra de très nombreuses distinctions.

Mais Jean Starobinski ne se dit pas historien; plutôt qu’être un spécialiste, il préfère dire qu’il veut étudier tous les domaines de la culture pour garder un éclairage général, essayer d’évaluer les rapports entre les penseurs et les artistes, et cela en relation avec les problèmes contemporains. Les grands évènements ne peuvent plus se comprendre sans le sens de la durée et se priver de la relecture du passé serait une amputation.

Un langage poétique

Le poète est le préposé de la beauté du monde.

Sa langue n’est d’ailleurs pas celle d’un pur scientifique, mais c’est le plus souvent un langage poétique, mozartien comme l’a qualifié l’un de ses contemporains. «J’aimerais être à la fois exact et rêveur, dit-il, concilier la précision et le rêve». La musique de sa langue nous entraîne ailleurs, comme s’il s’amusait à revêtir sa profonde science d’une forme poétique.

En 1948, Starobinski a acquis la nationalité suisse. Dès lors, il va s’inscrire dans une filiation suisse romande et protestante, collaborer avec Denis de Rougemont et Nicolas Bouvier (il va écrire avec lui son Histoire de la médecine).

À propos de la médecine, Starobinski préconise de garder un intérêt primordial sur l’histoire du malade plutôt que de tout axer sur le diagnostique.

Il reste très dubitatif quant aux manipulations génétiques, avec la crainte qu’elles nous entraînent dans des voies dangereuses. Il faut toujours respecter l’éthique de la médecine. Une réflexion qui a toute sa pertinence aujourd’hui!

Jean Starobinski est décédé en 2018 à 98 ans. L’ensemble de son œuvre est déposé aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale depuis 2004. En outre, fondé en 2007, le «Cercle d’études internationales Jean Starobinski» édite un bulletin, garant d’une mémoire bien vivante de cette œuvre prodigieuse.

Christiane Betschen-Piguet

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