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Depuis près de 40 ans, Pierre Lehmann vit avec dans sa maison des toilettes sèches. Personne mieux que lui ne peut parler de l’eau et du respect qu’on doit à cette noble substance. Depuis 40 ans, son discours n’a jamais varié, il n’a fait que gagner en profondeur.
Ce texte est un large extrait d’un article de Pierre Lehmann que le quotidien Le Courrier a publié le 17 février 1999 dans sa rubrique «Libre opinion». Il reste d’une brûlante actualité.
L’eau a des propriétés très particulières qui permettent d’une part à la Terre d’être un habitat pour la Vie et, d’autre part, aux êtres vivants de fonctionner. Déjà le fait que l’eau puisse exister sur notre planète dans ses trois phases – solide, liquide, gaz – était indispensable pour qu’un climat vivable puisse s’établir. Il fallait en plus que la glace soit plus légère que l’eau, sans quoi les banquises ne pouvaient pas flotter, que la neige soit blanche pour réfléchir les rayons solaires, que la vapeur d’eau soit plus légère que l’air sec.
Une substance aussi fondamentale et irremplaçable mérite d’abord notre respect. Pas seulement un respect rationnel témoigné à la substance eau = H2O simplement parce qu’elle nous rend des services quantifiables et monnayables, mais un respect pour son existence même, pour ce qu’elle est indépendamment de toute considération utilitaire. Quasiment le respect que l’on éprouve pour quelque chose de sacré, de divin, d’inexplicable mais néanmoins omniprésent et indispensable à notre propre vie.
Et que fait l’homme avec cette substance qui dispense la vie? Il fait caca dedans. Et il s’en sert pour nettoyer la cuvette des WC (environ le 40% de l’eau consommée dans les ménages). Et puis il s’en sert pour nettoyer tout un tas de choses à grand renfort de détergents et autres poisons que l’eau doit évacuer vers un hypothétique infini. Etancher la soif, service le plus important rendu par l’eau qui nous est fournie, ne représente que le 1% de la quantité d’eau que l’homme dit moderne se croit autorisé à gaspiller. On admet en effet aujourd’hui que l’être humain civilisé consomme journellement quelque 250 litres d’eau, compte non tenu de la consommation industrielle. Ce chiffre est assez bien étayé par les mesures faites à l’entrée de stations d’épuration.
Faire caca dans l’eau potable est à peu près aussi intelligent que d’uriner sur sa nourriture. Un cycle naturel ne doit pas se transformer en court-circuit. L’eau est d’abord un aliment de base sans lequel les autres aliments ne peuvent ni exister ni être assimilés. Cet aliment ne doit pas être systématiquement souillé mais consommé dans son état naturel. L’eau épurée, chlorée, ozonée, tuée, n’a pas les mêmes vertus que l’eau fournie directement par la nature.
Nous jetons dans l’eau toute une panoplie de poisons. Cela va des détergents aux médicaments, des solvants aux pesticides et autres produits chimiques. Il en résulte un sinistre mélange de matière organique et de composés chimiques qui se retrouvent dans les boues de stations et en limite les possibilités de prise en charge dans l’agriculture. Alors que le compostage direct des matières organiques non contaminées produirait un engrais de valeur.
Respecter l’eau n’est pas la conséquence de savants raisonnements mais d’une attitude qui devrait s’imposer à nous spontanément du fait de notre éducation, de notre vie sociale. On en est loin. Le système économique, coincé dans sa pensée unique, a ravalé l’eau au rang de marchandise dont le commerce doit contribuer au chiffre d’affaires. L’usage raisonnable de l’eau n’est guère compatible avec les mythes de la société industrialisée.
D’ailleurs aujourd’hui, même la pollution des eaux est devenue prétexte à activité lucrative. Les technocrates des services des eaux – exception notable: le canton du Jura – ne se soucient pas de la protection de l’eau. Ils veulent poser des tuyaux, construire ou agrandir des stations d’épuration. Ils ne disent jamais qu’il faut respecter l’eau et en user avec parcimonie, que la prise en charge décentralisée des eaux usées le plus près possible du lieu de production est préférable à la centralisation. Ils veulent persuader les gens qu’ils peuvent continuer à gaspiller l’eau à leur guise parce qu’eux, les technocrates, se chargent moyennant finance d’arranger les choses grâce à toujours plus de technique, d’énergie et d’argent. Ce faisant, ils sont tout à fait dans la logique économique actuelle, logique à laquelle souscrivent la quasi-totalité des politiciens au pouvoir.
Il faudra donc attendre «La Grande Implosion»1. Mais pendant ce temps, on peut commencer chez soi. Le respect de l’eau s’acquiert et rend inventif. On trouve des moyens de réduire les quantités d’eau usée. Et il n’y a pas de problème à renoncer à la quasi-totalité des poisons que la publicité nous propose de jeter dans l’eau. Faire briller les fonds de marmite ou la cuvette des WC n’est pas indispensable et contribue fortement à dégrader une biosphère déjà bien mal en point.