Logo Journal L'Essor
2024 2023 2022 2021 2020 2019 2018
2017 2016 2015 2014 2013 2012 2011
2010 2009 2008 2007 2006 + 100 ans d'archives !
Rechercher un seul mot dans les articles :
Article suivant Numéro suivant
Numéro précédent Article précédent   index de ce numéro

Avril 2016
L'importance de la justice

Yasmine Motarjemi, ancien cadre responsable pour la sécurité alimentaire chez Nestlé, est engagée ces temps dans un procès contre son ex-employeur pour harcèlement psychologique. Dans un texte, dont je retranscris ici des extraits, elle fait part de ses réflexions suscitées par son expérience.
Bernard Walter


Je souhaite en préambule soulever trois points concernant la justice et son importance.

a) L'importance de la justice pour la société

Un système judiciaire performant est pour moi aussi essentiel que le système de santé. C'est un des piliers de notre civilisation et des droits de l’homme. Car la paix dans notre cœur et notre esprit passe par la justice. Et inversement, l'injustice crée de la souffrance et mène à la violence. Le but de la justice est de réparer le tort fait aux victimes, mais également de punir les personnes coupables de délits pour éviter leurs répétitions et prévenir les récidives. D'où l'importance d'un bon fonctionnement de la justice.

Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous. Montesquieu

De plus, si la justice ne fonctionne pas bien, c'est un encouragement pour les malfaiteurs qui voient l’impunité de leurs pratiques. En d’autres termes, un système judiciaire efficace est un moyen de dissuasion. Prenons l'exemple du harcèlement moral en milieu professionnel. Ce phénomène a été longtemps largement ignoré et il semble s'être pour cette raison intégré à la culture de certaines entreprises comme un style de management. Cela va jusqu'au point où les employés eux-mêmes s'en accommodent et le considèrent comme «normal». Lorsque de telles pratiques de harcèlement deviennent une norme de société, on parle, comme l'expert français Christophe Dejours, de «banalisation du mal». Alors il devient très difficile de s'y opposer, et de le dénoncer; c'est l'expérience que je traverse depuis plusieurs années.

b) La justice pour les victimes

L'expérience d’une injustice grave crée chez la victime colère, frustration et mal-être. Dans les cas de harcèlement psychologique, la douleur est indescriptible. Hélas, cette douleur est invisible aux yeux des autres et la victime reste seule et isolée avec son mal.

Les victimes de telles injustices ont trois options:

L'injustice cause beaucoup de souffrance et la souffrance mène à la violence. Le bon exercice de la justice permet à la victime de résoudre pacifiquement de tels épisodes si douloureux.

c) L’éthique dans l’exercice de la justice

Toute personne, victime ou malfaiteur, a droit à être défendue et a droit à un procès équitable. Dans l'idéal, le système judiciaire devrait chercher et défendre la vérité en toute circonstance, depuis le début de la procédure jusqu'au jugement final. Il devrait en aller de même pour l'avocat d'un accusé. Tout en défendant les droits de son client, l'avocat ne devrait pas l'aider à couvrir ses agissements délictueux.

Le progrès humain n’est ni automatique ni inévitable… Chaque pas vers l'objectif de la justice exige le sacrifice, la souffrance et la lutte ainsi que les efforts inlassables et le souci passionné d'individus dédiés. Dr Martin Luther King, Jr.

Les problèmes qui se posent aux victimes

  1. Le plus souvent, ce n'est qu'au moment où les victimes sont réellement confrontées à de graves difficultés qu'elles commencent à prendre conscience qu'elles ont des droits et qu'il est important que ces droits, elles les connaissent. Par exemple, dans le cadre de son travail, chacun devrait avoir droit à un cahier des charges définissant la nature de son travail et les limites de ses responsabilités. Dans mon cas, chez Nestlé, une entreprise d'une telle importance, les choses se sont passées de façon ad hoc et aléatoire, sans que jamais j'aie su sur quelles bases le système fonctionnait réellement. De même, c’est dans la difficulté que les citoyens commencent à s’intéresser au fonctionnement du système judiciaire.
  2. Une fois que le litige s'est révélé ouvertement, il se pose la question du choix de son avocat. Pour tout citoyen, le choix est déjà difficile; mais, face à une multinationale de l'importance de Nestlé, ce n'est pas une mince affaire: peu d'avocats sont prêts à affronter le risque d'un rapport de force par trop inégal.
  3. Ensuite, il y a le problème des coûts et de toutes les intrigues procédurières qu'il va falloir affronter. Outre les moyens énormes qu'il faut investir, ce qui n'est pas toujours possible, c'est un vrai parcours du combattant que la victime va devoir traverser. A part les preuves, un procès civil demande en effet à la victime un investissement colossal en temps et en énergie alors qu’elle se trouve déjà moralement fragilisée et en souffrance. Il me paraît finalement très injuste qu'en tant que victime je doive payer une somme faramineuse pour obtenir la justice, alors qu’aux criminels on octroie un avocat d’office et ils ont droit à des procès à la charge de la société. Je ressens cette situation d’autant plus injuste que je porte plainte, en grande partie, pour alerter la société sur les mauvaises pratiques de mon ex-employeur.
  4. Ce qui est très difficile dans un procès tel que le mien, c'est la très longue durée de la procédure. Ce qui veut dire que le temps des souffrances s'allonge et que tant que le procès est en cours, on ne peut pas penser à reconstruire sa vie et reprendre la vie professionnelle.

Pour conclure

Ce ne sont là que les points principaux liés à mon expérience que j'ai soulevés. Les problèmes que j'ai eu à affronter sont multiples. Je n’ai même pas touché le rôle des médias, leur éthique dans la façon dont ils relatent les faits et la perception qu’ils donnent au public.

La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. Blaise Pascal

Si l'on pose toute cette problématique sur un plan très général, on peut bien voir qu'un tel parcours soulève des points de principe cruciaux quant à l'exercice de la justice. Il y a d'un côté les grandes questions de principe. Les lois existent, la justice est représentée avec les yeux bandés, ce qui montre bien son absolue impartialité, le système peut paraître parfait. Et de l'autre côté, il y a la vie, son pragmatisme et ses réalités. Il y a la réalité du rapport de force social, et toutes les réalités humaines qui sous-tendent ce rapport de force. Et, dans un tel contexte, l'individu qui va seul au combat se sent petit.

Espace Rédaction    intranet
© Journal L'Essor 1905—2024   |   Reproduction autorisée avec mention de la source et annonce à la Rédaction  |       Corrections ?