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Dire «maman je t'aime» dans un langage appris de la bouche même de sa mère, le répéter, sentir la chaleur de ces mots dans sa bouche, voir la lumière du bonheur briller dans les yeux de celle qui a pris le nouveau-né dans ses bras pour le conduire à travers les années jusqu'à l'âge d'un adulte. Un jour, à cause de la faim, à cause de la misère, à cause de la guerre, partir là-bas où le langage n'a plus de résonance, plus de signification. Les mots de l'enfance sont vides, ils ne sont plus que des sons aussi insignifiants que ceux tapés par une cuillère sur une assiette de métal. Ni l'oreille, ni le cerveau, ni surtout le cœur, ne comprennent les borborygmes qui sortent de la bouche des autres et qui ne forment plus qu'une espèce de fond sonore dont l'intensité fluctue selon les lieux, l'environnement, la foule.
Comment un humain peut-il quitter, oublier la musique de sa langue maternelle? Ses subtilités, ses couleurs, son humour, ses assemblages de mots, de pensées, ses éclats de colère, ses douceurs de poésie. On peut, bien sûr, apprendre une autre langue pour s'en servir au travail, pour se faire comprendre, pour essayer de comprendre les autres, mais quitter son village et la mélodie des mots qui ont bercé l'enfance, des mots qui savent comment dire, comment apprivoiser l'amour, en sentir la subtile vibration parce qu'elle est ancrée dans la chair dès la naissance. Bien sûr on peut choisir l'exil du langage, adopter d'autres tonalités d'autres chants, mais pourquoi même après des années, un accent de la première langue traîne toujours dans les mots de celle d'adoption? Pour ceux qui n'ont pas choisi mais qui ont subi l'exil du langage il y a comme une réticence, une muraille à franchir, pour exprimer des mots qui n'ont ni couleur, ni image, ni mélodie, qui ne sont plus que pauvres instruments de communication. Toutes les amicales formées par les migrants prouvent la nécessité de pouvoir articuler dans sa bouche, dans son cœur, les mots captés par le bébé dans les bras de sa maman.