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Avril 2011 °
Signes extérieurs de richesse
Auteur : Emilie Salamin-Amar

- Debout Mamie Angèle, il est grand temps de partir pour la maison de retraite. Je vois que tu n'as rien préparé, pourtant tu devais trier ce que tu désires emmener avec toi dans ta nouvelle demeure. Je ne vois que des cartons de livres, ta trompette et rien de plus. Que dois-je faire de tout le reste?

- Tu peux prendre tout ce que tu veux, ma petite-fille, moi je n'ai besoin de rien d'autre. Mes livres ont toujours été mes meilleurs amis et plus particulièrement mes trois dictionnaires, je veux parler de mon Littré, mon Larousse et mon cher petit Robert. Ce sont eux qui ont nourri toute mon existence et donc je les emmènerai jusque dans ma tombe.

- Faut pas dire ça, Mamie Angèle, tu es encore en pleine forme! Tout ira bien…

- Pour l'instant, mais un jour viendra où j'irai moins bien, forcément, puisque je vais sur mes quatre vingt dix sept ans. C'est la vie et la mort en fait partie.

A la maison de retraite des Lilas, tout le monde l'appelait Marie-Boulimie alors qu'elle se prénommait Angèle. Peut-être était-ce à cause du fait qu'elle était née il y a fort longtemps dans les Alpes et qu'elle s'agitait parfois comme un coléoptère? Elle ne supportait pas qu'on lui enlève son chapeau et encore moins que l'on touche à ses bottines jaunes, même pas pour dormir. Marie-Boulimie-Angèle semait la terreur dans ce home pour personnes âgées. Dès que quelqu'un ouvrait la bouche, elle hurlait et exigeait que l'on lui rende les mots qui venaient d'être dits, elle prétendait être l'unique propriétaire de tous les mots figurants dans le dictionnaire.

Pourtant, cela faisait longtemps que sa pauvre petite cervelle était bien ramollie. La maladie d'Alzheimer faisait des ravages dans son cerveau et effaçait à jamais de manière insidieuse tous ses souvenirs. Lorsqu'elle piquait une crise, l'infirmière de service lui administrait des calmants qui n'avaient aucun effet sur elle. Comme pour la narguer, Angèle qui jadis était musicienne, saisissait sa trompette, en enlevait d'un coup sec la sourdine et soufflait dedans comme une forcenée. Après coup… elle se plaignait d'avoir des douleurs au ventre et disait qu'elle avait de la difficulté à respirer.

A son arrivée dans cette maison, trois ans plus tôt, elle était encore en pleine forme et suscitait l'admiration de tous les pensionnaires et de l'équipe médicale soignante. Tous les murs de sa chambre étaient recouverts de livres et elle ressemblait à une bibliothèque. Elle était devenue la conseillère en lectures, mieux, la dépositaire des mots. Lorsque d'aventure une pensionnaire butait sur un mot ou lorsque celui-ci lui échappait lors d'une conversation, Angèle prenait soin de noter le mot en question sur une feuille et y rajoutait deux ou trois synonymes de rechange. Ainsi, prenait-elle la peine d'expliquer aux malheureux qui perdaient des mots, vous ne serez plus à court, si l'un vous échappe, vous en prenez un autre, ni vu, ni connu!

Sa chambre était reconnue comme étant le Temple des Mots, elle s'octroyait le droit d'y officier en Grande Prêtresse ayant le droit de trancher quant à la définition d'un mot, son orthographe où et surtout quand et comment le placer judicieusement. Elle aimait raconter à qui voulait l'entendre que cet amour des mots s'était déclaré chez elle dès son plus jeune âge. Angèle était une enfant extrêmement timide, un peu comme une maladie et afin de surmonter celle-ci, elle avait fini par trouver un moyen infaillible pour combattre ce terrible handicap afin de pouvoir briller en société malgré tout. Elle apprenait des mots compliqués, de préférence peu ou rarement, sinon jamais utilisés dans le langage courant, ni même en littérature, choisis méticuleusement dans l'un de ses trois dictionnaires, afin de pouvoir les placer, mine de rien, au milieu d'une conversation entre amis. Puis, au fil du temps, elle prit goût à ces nouveaux mots, elle se disciplina, se mit même des quotas journaliers afin d'en acquérir encore et encore. Fière d'elle, Angèle se disait riche, très riche, détentrice d'un trésor inestimable. Tant et si bien que ceux qui l'entouraient croyaient qu'elle avait un magot, probablement quelques millions cachés au fond d'un coffre dans une banque en Suisse. Sa famille se mit à l'entourer, à la gâter, à la flatter afin d'attirer son attention et favoriser de la sorte un legs en sa faveur. Mais au bout de dix longues années à tenter de lui faire sortir les vers du nez, découragés devant son silence, ses enfants, ses très nombreux neveux, nièces et autres se concertèrent pour s'en débarrasser et ils placèrent la pauvre Angèle et son secret dans cette maison de retraite. Seule, sa petite-fille lui vouait un amour et une admiration sans commune mesure.

Avant d'être atteinte de démence, la pauvre Marie-Boulimie, Mamie Angèle eut des petites absences passagères, un petit trou de mémoire par-ci, un petit mot oublié de temps à autre, comme tout un chacun. Lorsqu'elle s'en rendit compte, elle prit peur et se dit que le meilleur moyen de ne pas perdre son trésor, sa richesse intérieure, était de manger les mots. C'est à cette période-là que tout le personnel de la maison de retraite surnomma, à raison, la pauvre vieille Mamie Angèle, Marie-Boulimie.

La vie des infirmières et des aides soignantes devint un enfer. Angèle ne voulait plus manger comme tous les autres résidents. Il lui fallait des lettres pour toute nourriture à défaut de mots. Chaque jour, selon les instructions de la pauvre vieille dame, les infirmières se pliaient à une sorte de rituel, selon un code bien précis. Ainsi, tous les matins dès son réveil, Angèle tirait une lettre au hasard dans un jeu de scrabble et elle l'instituait la lettre du jour. Sa tartine devait donc, ce matin-là, être découpée dans le graphisme de la lettre choisie. La confiture aussi devait en épouser les mêmes formes, ainsi que tous les autres aliments servis dans la journée. Cette lubie rendait fou tout le personnel et surtout occasionnait de grosses crises, si par mégarde au cours de la journée, la lettre du jour n'était pas respectée.

Après s'être nourrie de «A» à «Z», la vieille Mamie Angèle modifia les codes de sa nourriture. Désormais, je veux des mots entiers, des mots doux pour le matin, des tendres pour le midi, des sucrés comme dessert. J'en veux des très légers en infusion, des plus forts dans mon café, des voluptueux dans ma soupe. Et surtout n'oubliez pas les mots gourmands pour mes quatre heures. Je ne vous demande pourtant pas grand-chose, juste encore quelques mots avant de m'endormir, des mots qui fleurent bon la campagne, juste après la pluie, des mots qui ronronnent, comme ceux des chats lorsqu'ils nous murmurent des je t'aime à l'oreille.

- Marie-Boulimie, vous allez bien? Dans quelle banque avez-vous déposé votre magot? Il faudrait nous le dire avant de partir au paradis.

- Mon trésor de mots? Je le prends avec moi, il est bien au chaud dans ma petite cervelle… ils sont tous rangés par ordre alphabétique… mais je ne sais plus à quel endroit exactement…

Emilie Salamin-Amar
(extrait de «Papiers de soi, encres d'ailleurs», éditions Planète Lilou, 2011)

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