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Août 2018
La décroissance? Une question de paille
Auteur : François Friche

Le plastique commence à gonfler: alors que les rebelles rapportent les emballages superflus au supermarché lors de «Plastic attacks» qui se multiplient, la Ville de Neuchâtel veut interdire les pailles en plastique des établissements publics d’ici à la fin de l’année. Même décision à Monaco, aux Seychelles ou encore à Wimbledon: aux abords des courts de tennis, les pailles (elles étaient 400.000 selon les organisateurs l’année dernière) seront désormais en carton.

«Alors tu verras comment ôter la paille»

Qu’on se le dise sur les terrasses de la place du marché: désormais, les pailles seront donc biodégradables ou ne seront pas! Par chance pour les bars, on trouve (sur Amazon) des pailles en bambou fabriquées par de modestes entreprises familiales en Indonésie, d’autres en inox «responsibly made in China» (sic!), avec kit de nettoyage, idéales pour les smoothies. Sans plastique et donc sans pétrole au fond de notre verre, nous pouvons siroter en paix. Mais attendez: comment ma paille compostable est-elle arrivée des forêts asiatiques dans mon gobelet? Et qu’arrivera-t-il à cette famille indonésienne quand le monde entier se sera converti à la paille en bambou? Sommes-nous prêts à sacrifier d’immenses champs pour continuer à… siffler des cocktails? Car le plastique n’est que la partie visible de l’iceberg qui pollue mers, terres et air, probablement plus en Indonésie et en Chine que dans nos contrées. On aura beau changer la matière première de milliards de pailles, encore faudrait-il les transporter à vélo ou les produire localement, avec du bois certifié des forêts jurassiennes durables…

«Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil?», questionnait un prophète fameux du haut d’une montagne (Matthieu 7,3). Deux mille ans plus tard, cette parabole semble plus que jamais d’actualité. On aurait envie de paraphraser la suite du sermon: «Hypocrite, ôte premièrement la poutre du développement à tout prix de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille en plastique du verre de ton frère!» Les partisans du développement durable et autres drôles d’oiseaux diront qu’il faut bien commencer par ces petits gestes qui, multipliés, éteindront la forêt en feu. Dans les mouvements pour la décroissance, on se méfie plutôt de ces pailles qui cachent la forêt sacrée du développement (qu’il soit durable ou non) et qui font oublier les poutres, bien plus lourdes dans la balance écologique mais dont personne ne parle, que sont la taille des logements par personne ou les déplacements toujours plus loin et plus nombreux. De telles initiatives risquent de devenir autant de feux de paille alors que la planète brûle – au propre et au figuré –, consumée par l’idéologie du développement (matériel, technique, économique).

«Je préfèrerais ne pas»

Il est faux de penser que l’idée de décroissance nie la notion de progrès. Elle condamne le mythe du progrès, ce qui est bien différent.
– Jean-Claude Besson-Girard

Dans ce cul-de-sac, il s’agit d’emprunter une autre voie, celle de la «non-puissance», une idée que le penseur Jacques Ellul retrouve dans «l’exemple de Jésus»: «La non-puissance n’est pas l’impuissance. Celle-ci est le simple fait que je ne peux pas faire ce que j’aurais envie de faire, ou devrais faire. La non-puissance est un choix: je peux, et je ne le ferai pas. C’est un renoncement 1 ». Ce choix est condensé dans la formule sans cesse répétée par Bartleby dans la nouvelle du même nom écrite (en 1853) par Hermann Melville: «Je préfèrerais ne pas». Dans une société incapable de renoncer à son confort, oser dire «Je préfèrerais ne pas» devient un acte révolutionnaire: je préfèrerais ne pas… prendre de paille. Et non seulement de paille – de quelle matière qu’elle soit – mais aussi ne pas prendre de soda au bouchon rouge («made in Switzerland») et de tout autre produit de multinationale. Tant qu’à (ne pas) faire, je préfèrerais ne pas profiter de ces quelques heures de répit sur une terrasse après avoir sacrifié ma semaine au Travail tout-puissant. De même, je ne voudrais ni emballages en plastique, ni, tout compte fait, grande distribution. Je préfère fuir le supermarché pour privilégier le marché local – celui qui se trouve au milieu de la place. Je préfère ne pas avoir de voiture, même électrique, ni de smartphone, même éthique. Je préfère renoncer à me faire servir, au bar comme au centre commercial, pour retrouver le goût de l’autoproduction. J’ai d’ailleurs fait un sirop dont vous me direz des nouvelles…

Car renoncer («ne pas faire») ne suffit pas, tant le développement nous a mené loin sans qu’on s’en rende compte. Toutes ces routes, ces tunnels, ces parkings, ces projets qui cumulent voiture, train et mobilité douce pour contenter tout le monde 2 ! Toutes ces lignes à haute tension et ces réseaux presque invisibles 1, 2, 3, 4, 5 G! Il faut dé-développer, non pas développer autrement, mais défaire, sans attendre la fin du pétrole (ou plutôt la flambée de son prix, qui arrivera avant la pénurie). Nettoyer les rivières, réparer les sols, en se méfiant de la technologie high-tech qui fait partie du problème non de la solution. Repenser ensemble nos besoins primaires: l’habitat, le travail, la santé, l’éducation, l’alimentation. Oser coucher sur la paille – la vraie – de temps à autre. Il paraît même qu’on peut s’en faire une maison.

François Friche


  1. Jacques Ellul, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1987, p. 199.
  2. Par rapport à la surface totale (moins l’habitat), la surface consacrée aux transports atteint 13% à Neuchâtel, 22% à Zurich, 48% à Genève, 56% à Vevey (selon la Statistique de la superficie de l’OFS, édition 2016).
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