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Nous publions ici un entretien réalisé avec Philippe Bach, corédacteur en chef du journal Le Courrier, l'un des très rares quotidiens de nos pays qui puisse à juste titre se définir comme quotidien indépendant et dont la ligne de conduite se retrouve dans sa devise: L'essentiel autrement.
PB – En ce qui concerne la liberté d'expression, il y a dans le code pénal suisse l'art. 261bis qui donne le cadre par rapport aux discriminations raciales. Je suis personnellement plutôt libéral par rapport à ça, j'ai une conception de la liberté d'expression plus proche des anglo-saxons. Je ne suis pas sûr qu'il faille condamner les gens pénalement à chaque dérapage et essayer à tout prix de décréter la vérité historique lorsqu'il y a un négationniste dans les parages. Mais ça n'est pas forcément la position du Courrier, lequel a défendu cette disposition antiraciste.
BW – J’ai parlé à l'un de vos collègues du Courrier qui semblait penser qu'en Suisse les journalistes avaient une bonne liberté de parole et qui se méfiait des «théories du complot». Mais il était convaincu tout de même que Le Courrier se distinguait des autres quotidiens, que sa devise «l’essentiel autrement» était porteuse de sens.
Alors effectivement. L'indépendance du journal vient de ce que sa part de publicité n'est que de 15%, et encore c'est une publicité de type surtout culturel. Nous sommes ainsi moins vulnérables que nos confrères à certaines formes de pressions économiques. Il est évidemment plus facile de traiter des questions immobilières comme la Tulette quand on n'est pas limité par le risque d'un téléphone d'annonceurs menaçant de retirer leur pub.
Cela peut arriver réellement?
Ah oui, bien sûr, les pressions existent dans les autres journaux. Ils ne vous le diront pas, mais c'est une réalité. Mais ces types de pressions sont intégrés en amont. Les cadres qui dirigent ces journaux savent qu'ils doivent ménager un certain nombre de milieux. A Genève, vous ne critiquez pas le domaine bancaire sans vous exposer à certains problèmes.
Cela ne signifie pas que nous soyons meilleurs que les autres. Mais pour les autres journaux, c'est important qu'il existe un journal comme Le Courrier qui peut dire certaines choses, parce qu'après, ils sont légitimés à en parler. Certains sujets ne pénètrent dans la sphère médiatique qu'au moment où ils ont été traités, par exemple dans un journal comme le nôtre. C'est tout l'intérêt de maintenir une presse aussi diversifiée que possible.
Mais alors dans la presse à grand tirage, la direction du journal sait ce qu'on peut dire et ce qu'il ne faut pas dire… et les journalistes, eux aussi le savent?
Bon, on est en démocratie, et ils arrivent petit à petit à se tailler des espaces de liberté. Après, il y a quand même des cas… comme en France, lorsque Nicolas Sarkozy en arrive à faire virer le directeur de Paris-Match parce qu'un article ne lui plaît pas, c'est un cas évident de pression extérieure au journal, dans toute sa splendeur.
Mais c'est une pratique à double tranchant, cela va déclencher une levée de boucliers de la part des autres journaux…
En l'occurrence pas du tout. Les autres ont compris qu'ils avaient intérêt à filer droit! Bon, c'est une histoire assez extrême…
Dans l'édition d'hier du Temps, il y a deux pleines pages montrant, photos à l'appui, les terribles destructions à Gaza. Mais c'est à propos des programmes de reconstruction, et Israël n'y est même pas mentionné. Donc ils peuvent se le permettre…
Dans le cas des opérations israéliennes à Gaza, les pressions en Suisse ont été relativement modérées. Elles sont moins d'ordre économique que diplomatique. Il y a aussi des associations du type Cicad qui interviennent. En l'occurrence, ils ont fait un amalgame abusif à mes yeux à propos d'une pancarte lors de la manif d'opposition aux actes commis par Israël à Gaza, devant l'ONU, en liant ce dérapage à des actes antisémites commis en France. J'ai d'ailleurs fait un commentaire à cette occasion. Ce qui nous a valu quelques lettres de lecteurs.
Les lettres de lecteurs sont un aspect intéressant d'un journal.
Nous en avons moins maintenant. Celles que nous recevons émanent davantage des lieux institutionnels et aussi des acteurs de la société civile. Mais les débats ont tendance à glisser du côté de Facebook.
Nous entrons là dans le débat «papier – pas papier»…
Oui, mais bien malin qui sera capable d'en tirer une conclusion. Personne n'a encore trouvé un modèle économique durable face à cette nouvelle donne.
Mais la tendance est bien à la disparition du papier?
En tous les cas, quelque chose est en train de changer. Mais comme on a le nez dans le guidon, difficile de dire le futur. Nous sommes en train de vivre une révolution extrêmement profonde. Qui ne touche pas que l'information. C'est la construction même et l'élaboration du savoir qui est profondément bouleversée. On n'enseigne plus de la même manière, les chercheurs ne cherchent plus de la même manière. Il est normal que l'impact s'en fasse ressentir aussi sur les journaux. Aujourd'hui, on ne lit plus de la même manière. Mais le journal en papier a quand même certains avantages. Quand vous allez sur Internet, vous papillonnez, vous zappez. Le journal vous présente un espace plus concentré et surtout hiérarchisé dont le lecteur peut avoir besoin.
Mais dans ce domaine aussi, on est dans des espèces de balbutiements, on est au début de changements dont on ne sait pas ce qu'ils vont être. Il y a eu de profondes modifications du paysage, il y a eu Facebook, mais est-ce que dans dix ans il y aura encore Facebook? On n'en sait rien. Il y aura peut-être autre chose.
Maintenant, comme toutes les révolutions, celle-ci va conduire là où on ne l'attend pas. Il y a une instantanéité de l'information, le savoir est diffusé de façon plus large et plus rapide. Nous ne sommes qu'au début d'un processus très profond. Les outils de production ne sont plus les mêmes, on ne produit plus comme avant, l'économie est réellement mondialisée…
La question, c'est: pour quel avenir?
Pour quel avenir, on n'en sait rien. L'avenir est ouvert, et heureusement, parce que sinon on se suiciderait tous. Il faut avoir confiance dans le génie humain, et c'est mon cas. Je suis profondément optimisme, même si je vois bien parfois que l'état du monde est effrayant. Mes parents ont grandi dans l'Allemagne en guerre. L'Allemagne s'en est relevée, le Proche-Orient s'en relèvera. En dépit de la barbarie humaine qui se révèle dans ces moments-là.
J'en reviens au Courrier. Nous, on est un petit journal et on a en face de nous des groupes ultra puissants. Le Courrier, c'est un chiffre d'affaires de 4 millions, et Tamedia, c'est 1,4 milliard. C'est le petit épicier du coin contre la Migros! Nous essayons de préserver des espaces de démocratie et de liberté de parole. Une pensée autonome avec des valeurs qui sont antagonistes au rouleau compresseur du libéralisme.
C'est dans le choix de l'information et des sujets que nous traitons que nous pouvons nous distinguer de la presse habituelle. Nous mettons les projecteurs sur les sans-papiers ou les requérants d'asile, pour ne prendre qu'un exemple. Nous avons une approche un peu différente de la mobilité en ville. Nous essayons de montrer que derrière le discours néolibéral, il y a d'autres réalités, que la situation économique n'est pas une fatalité comme on essaie de nous le faire croire, on défend l'environnement, on parle des actions syndicales et des mouvements populaires, on parle de pays dont on ne parle pas beaucoup, on donne un autre éclairage sur l'Amérique latine, on met en question le discours ambiant sur l'Ukraine. Mais tout en n'adoptant pas une posture trop simpliste et trop idéologique.
Eh bien je vous remercie. Avec vous, j'ai appris plein de choses. On pourrait parler encore longtemps de ces vastes questions. J'apprécie votre optimisme, parce qu'il est sous-tendu par une réflexion et par une attitude de profonde attention à ce qui se passe dans le monde.