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Octobre 2014
Abstentionnisme et subsidiarité
Auteur : Pierre Lehmann

Le principe de subsidiarité veut que les décisions qui concernent les citoyens soient prises à un niveau hiérarchique aussi bas que possible, donc proche des gens. Mais ce n’est pas la tendance actuelle. On a mis en place des conglomérats d’Etats comme l’Union européenne dont le siège est à Bruxelles et dont la plupart des membres sont inconnus du public. La Suisse a réussi jusqu’à présent à rester en dehors de cette union, mais elle n’en est pas indépendante pour autant et a dû accepter de se soumettre à certaines exigences par des accords dit bilatéraux.

Il en résulte l’impression que le pouvoir s’éloigne de plus en plus des citoyens, ce qui se traduit par une relative indifférence de ceux-ci quand ils sont appelés à voter. Il est vrai qu’en Suisse l’initiative et le référendum permettent néanmoins d’animer de temps en temps le débat politique. Et la participation au vote dépend évidemment de l’importance de la question pour la vie des gens. Il me semble assez significatif que l’initiative pour une Suisse sans armée ait provoqué une relativement forte participation. La question posée touchait les citoyens de près, qu’ils soient pour ou contre l’armée. Il s’agissait d’un problème important, d’une tradition à laquelle la plupart des gens ont été confrontés dans leur vie.

Dans la plupart des Etats, à l’exception de la Suisse et peut-être de quelques autres pays, on ne vote pas souvent sur des objets. Il y a surtout des élections et les gouvernements qui en résultent gèrent la société en fonction de leurs promesses électorales, qu’ils ne respectent d’ailleurs pas toujours, et de contingences économiques et sociales. Il s’agit essentiellement de luttes de pouvoir. «Les politiciens sont des gens qui chassent les suffrages par n’importe quel moyen. Ils n’ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout» (Cornélius Castoriadis, Le Monde Diplomatique, août 1998).

Même si Castoriadis noircit un peu trop le tableau et si parmi les candidats aux élections il y a sûrement des personnes qui veulent prioritairement le bien de la société, il reste vrai que de mettre la main sur les leviers du pouvoir donne des avantages, ne serait-ce que celui d’être considéré comme plus important que les simples citoyens. On peut d’ailleurs remarquer que les pouvoirs discutent surtout entre eux et semblent plutôt dérangés par l‘intrusion de l’opinion publique dans leurs débats. Cela provient à mon avis du fait qu’il n’est guère possible de créer une société conviviale lorsque celle-ci comprend des millions de personnes comme c’est aujourd’hui très généralement le cas des Etats-nations. Et dans une telle société le pouvoir corrompt. Selon l‘anarchiste américain Karl Hess, la pire illusion du détenteur du pouvoir est de croire que ce pouvoir ne le corrompt pas lui. Hess considérait aussi qu’il n’y a pas moyen de créer une société libre qui soit nationale parce que le concept de nation suppose la soumission des citoyens, si bien que leur liberté est en fait exercée par ceux qui sont censés les représenter.

Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien.
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social

Il y a clairement opposition entre la dimension d’une société et la liberté des citoyens qui la composent. Il n’est donc pas tellement étonnant que l’abstention lors des votations soit grande, sauf si d’aventure l’objet soumis au vote concerne les citoyens de suffisamment près. Il y a par ailleurs une distorsion dans une votation si les moyens financiers dont disposent les camps en présence sont très différents. Une initiative qui dérange les puissances économiques, comme par exemple une ininitiative antinucléaire, est contrée dans le presse par une multitude d’annonces payantes alors que les initiants qui disposent de moins de moyens ne peuvent s’en payer que très peu et doivent récolter des dons et monter des stands dans les rues.

Une des préoccupations les plus grandes des gens aujourd’hui est de trouver du travail. C’est certainement une des raisons qui poussent les réfugiés aux portes de l’Europe. Mais il me semble important de réaliser que le travail salarié disponible va nécessairement diminuer avec le temps. D’une part parce que les compagnies licencient pour augmenter leurs bénéfices et par la suite la valeur de leurs actions, et d’autre part, et c’est le plus important à long terme, parce qu’il faudra bien arrêter de produire. Travailler pour produire quoi? Les déchetteries se remplissent avec des objets encore utilisables mais considérés comme obsolètes. Il y a manifestement surproduction de biens dans les pays dits «avancés» (avancés par rapport à quoi?). Il semble évident qu’une diminution de la production dans ces pays serait souhaitable, mais cela ne va pas sans une augmentation du chômage. Il faut donc repenser le fonctionnement de la société.

Je laisse la conclusion à Teddy Goldsmith: «Nous devons adopter une vision du monde très différente, une vision dans laquelle la survie de l’humanité dépend d’un retour à des communautés traditionnelles et de la nature dont elles font partie, plutôt que du monde de remplacement non soutenable qu’apporte le développement économique» (Edward Goldsmith, «How can we survive?», The Ecologist, vol. 32, No 7, septembre 2002).

Soumise au vote, une telle proposition ne verrait sûrement pas une forte abstention.

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