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Décembre 2013
Travailler pour détruire ?
Auteur : François Iselin

Marx ne s'est pas trompé: l'histoire de l'humanité est bien celle de la lutte entre classes sociales, patronat contre prolétariat, décideurs contre exécutants, maîtres contre esclaves… Mais, depuis un siècle et demi, la capacité de résistance des exploités s'est affaiblie au point que le cours de l'histoire est figé. Non seulement le travail contraint n'améliore plus les conditions de vie sur terre, mais la perspective d'une sortie de l'impasse, conduite par la grande majorité des hommes, paraît bloquée.

C'est que la vente de la force de travail contre salaire se fait sans contrat, ni conditions. Seuls sont pris en compte le temps et le type de travail accompli; sa pénibilité, sa finalité, ses dangers pour l'intégrité physique et mentale ne font pas partie du contrat d'engagement. Une fois qu’il les a embauchées, le patronat utilise ces forces de travail comme bon lui semble. Certes des syndicats et des partis dits ouvriers tentent de prévenir les accidents et cancers professionnels, les troubles et les suicides qui en découlent, mais leur autorité, leur crédibilité et même leur présence sur les lieux de travail sont menacées sous prétexte qu'ils entravent la sacro-sainte croissance.

Piégés par la marchandisation des biens de première nécessité, les «damnés de la terre» sont contraints de travailler pour acquérir ce qu'ils ont produit. Mais la quête d'un emploi salarié implique leur soumission aux ambitions des détenteurs des moyens de production, financiers et matériels. Mais pour les marxistes, un tant soit peu rigoureux, l'exploitation capitaliste du prolétariat ne se limite pas à l'échange de leur temps de travail contre un salaire. Elle se double de l'aliénation consistant à s'approprier, non seulement la force physique des travailleurs, mais aussi leur capacité de jugement, leur conscience de classe, leur volonté de résistance et leur désir d’épanouissement.

C'est pourquoi le capitalisme productiviste, qui domine actuellement le monde, a réussi à vaincre son principal obstacle: une révolution sociale qui le déposséderait des pouvoirs usurpés et des avoirs confisqués. Pour ce faire, le capital a réussi à persuader la majorité des salariés que toute résistance était vouée à l'échec; la lutte de classe n'ayant plus de raison d'être puisqu'il a décrété la «fin de l'histoire».

Ce qui surprendrait Marx aujourd'hui, c'est que l'aliénation du prolétariat a pris une tournure bien plus profonde et dangereuse. Elle contraint les travailleurs à participer consciemment à l'emballement productiviste et à en accepter les conséquences, soit la destruction de la planète et, avec elle, le risque d'extinction de l'espèce humaine.

Cela explique que les salariés consentent à sacrifier leur vie aux tâches mortifères qu'on leur impose, à s'exposer aux cancérigènes, aux toxiques et, pour ceux qui sont affectés aux guerres intercapitalistes, aux armes de destructions mises entre leurs mains. Ils se doutent que ces «moyens de production» les tueront au travail ou dès la retraite. Ils savent que leur espérance de vie sera réduite de plusieurs années par rapport à celle de leurs adversaires; pourtant ils se soumettent, faute de vouloir résister. Une fois atteints dans leur intégrité physique ou mentale, plutôt que de s'élever contre leur empoisonneur, la plupart se contentent de quémander l'indemnisation pour les dégâts subis. Ils marchandent leur souffrance et leur mort comme ils l'ont fait de leur vie.

Étant aliénés au point de sacrifier leur existence et celle de leurs semblables pour d'illusoires maintiens de leur emploi, promotions, augmentations ou promesses de consommation accrue, la grande majorité des travailleurs ont été jetés dans le camp des destructivistes.

La planète et l'humanité vont mal et une sortie de l'impasse productiviste est plus qu'incertaine. Osons poser la question: à qui la faute? Aux méchants décideurs, pollueurs, empoisonneurs des hommes et de leur environnement? Pas si simple! Qui sont les complices de leur criminelle cupidité? Qui exécute leurs basses besognes? Qui polluent, qui empoisonnent leurs semblables? Qui sont ceux qui répriment, excluent ou tuent sous prétexte d'exécuter les ordres? On connaît la chanson: «on ne pouvait pas savoir», «on n’avait pas le choix», «on n'a fait qu'obéir». C'est ainsi que les criminels tentaient d'échapper à la vindicte publique !

Le libre arbitre, la conscience de classe, le respect humain, la quête de liberté ne sont pas des concepts obsolètes. Chacun est libre de faire valoir ses convictions et d'imposer ses choix. Mais l'intégrité morale a son prix. Il peut en coûter un emploi, un revenu, une promotion, la misère même, mais qu'importe ?

Jadis, le renversement du destructivisme capitaliste pouvait découler de grèves générales, d'occupations d'usines, de sabotage de la production. Aujourd'hui le système dominant a acquis une telle emprise sur la conscience des dominés que seul compte le refus catégorique de la moindre compromission avec les fossoyeurs de l'humanité.

Refus de parvenir, refus de s'enrichir, de subir. Refus de céder à la moindre compromission susceptible d'affecter l'intégrité et la dignité de ses semblables, vivants ou à naître. Grâce à ces refus, tous les travaux serviles, stériles et meurtriers seraient bannis. Les usines de produits superflus, de matières nuisibles et d'armement seraient désertées, les installations nucléaires civiles et militaires démantelées au profit d'une production qui respecte la vie des êtres et de la nature.

Alors, en échange d'argent, de confort et de luxe, nous aurons retrouvé le temps de vivre, de penser et de créer. La fin de l'histoire? Bien au contraire! Le début d'une nouvelle qui, cette fois, sera sûrement la bonne!

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