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Décembre 2013
L'amour du travail ? Une étrange folie !1
Auteur : François Iselin

La morale du travail est une morale d'esclave, et le monde moderne n'a nul besoin de l'esclavage, disait Bertrand Russel2.

La cause de la soumission volontaire au travail n'est pas à rechercher dans un Tu travailleras à la sueur de ton front, ni dans Il faut bien travailler pour vivre et nullement dans Le travail c'est la santé. Les machines transpirent à la place des hommes qui vivraient mieux en suant moins et leur santé physique et psychique en serait préservée !

Cette évidence fut démontrée tout au long de l'ère productiviste par de nombreux penseurs dont nous ne nous citerons ici que quelques-uns. Pourtant, leurs appels au délassement, à l'oisiveté, au farniente, à la paresse, aussi convaincants soient-ils, sont restés sans effets. De plus en plus d'êtres humains se soumettent volontairement à la torture des horaires de travail qui ne cessent de s'allonger et à l'intensification des tâches qui provoquent des maux inconnus auparavant tels que troubles musculaires, cancers professionnels et dépressions allant jusqu'au suicide.

Si j’étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important.
— Bertrand Russel

Pourtant, la privation volontaire de liberté, de bien-être et de gaîté, n'incite aucunement les «forçats de la terre» à s'en libérer. Bien au contraire, ils réclament davantage d'emplois, prolongent leurs corvées, y compris lorsqu'ils sont en congé et en vacances, consentent à ce que des enfants, des handicapés et des aînés délaissent leurs écoles, leurs foyers et leurs retraites pour trimer. Ils se révoltent contre les suppressions de postes de travail, même s'ils sont dégradants ou dangereux. Ils refusent la fermeture d'entreprises, y compris lorsqu'elles s'avèrent impérieuses pour des raisons de surproduction stérile ou nuisible pour la santé des hommes et de la terre.

Cette tendance à sacrifier sa vie pour de l'argent a son origine dans les profondes séquelles que la misère a infligées aux laissés-pour-compte de l'humanité. C'est la misère qui a fait les riches. Et si la misère fit des progrès si rapides dans le cours du moyen-âge, ce fut surtout parce que les invasions et les guerres qui s'en suivirent, […] et tant d'autres causes du même genre, brisèrent les liens qui unissaient jadis les communautés agraires et urbaines; et elles les amenèrent à proclamer, en lieu et place de la solidarité qu'elles pratiquaient autrefois, ce principe: «Peste des besoins! les ‘œuvres’ seules seront payées, et que chacun se tire d'affaire comme il pourra!»3

La misère des famines, des pandémies, des guerres, des dépossessions de moyens de subsistance et des déplacements en masse d’esclaves, les Noirs et autres parias les ont jadis subie se sont pour la plupart révoltés. Mais depuis l'avènement du productivisme, une misère, plus violemment et massivement encore, a accablé tous les déshérités. Si leur salut ne pouvait être que dans la révolte, la grande majorité a choisi de se soumettre aux conditions dictées par les accapareurs de leurs biens et de leur pouvoir: Si vous ne voulez plus de votre misère, travaillez pour nous!

La solidarité a fait place au chacun-pour-soi, l'altruisme à la rivalité, la probité à la cupidité. L'aspiration des travailleurs à la vie s'est réduite au piètre instinct d'assouvir leur quotidien par le salaire et la consommation de ce qu'ils ont pourtant produit de leurs mains. En Suisse, la misère chronique des paysans s'est aggravée par l'exode rural, le goût pour l'argent facile, gagné en vendant leurs terres, les aumônes accordées au bon peuple par les exploiteurs des ressources d'autres peuples, par la richesse saisie aux immigrés et par la manne des touristes. Fréderic Engels, qui connaissait bien le peuple suisse, donne lui aussi, les raisons de l'abandon de ses qualités humaines: L'invasion [en Suisse dès 1820] des touristes anglais […] a du moins abouti à ceci, que l'antique hospitalité disparut et que les honnêtes habitants des alpages, qui apparemment ignoraient quasiment ce qu'était l'argent, se métamorphosèrent en filous, les plus cupides et tortueux qui soient…4

Le véritable remède contre le chômage est qu'il n'y ait plus de travail pour personne, mais pour chacun une place dans la société.
— Albert Jacquard

Les prolétaires en Suisses, du moins ceux qui n'ont pas dû fuir la misère en s'expatriant, sont alors devenus cupides. Ayant été dépossédés de leurs lopins de terre, de leurs ateliers, de leurs boutiques, de leurs outils, seuls leur restaient ceux que le capital, en exploitant leur bêtise, leur avait confisqués pour s'enrichir. Honte aux prolétaires! s'exclamait en 1883 l'auteur du Droit à la paresse: Les ouvriers ne peuvent-ils donc pas comprendre qu'en se surmenant au travail, ils épuisent leurs forces et celles de leurs progénitures; que, usés, ils arrivent avant l'âge à être incapable de tout travail; qu'absorbés par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d'hommes; qu'ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail5.

Bien avant Lafargue, Thomas More en 1516, prévoyant les ravages du matérialiste marchand, l'opposait par un retour à la sagesse dans L'Utopie: Puisque nous mesurons tout à l'aune de l'argent, il s'en suit nécessairement que soient exercés de nombreux métiers vains et totalement superflus, qui ne sont au service que du luxe et du plaisir. […] Mais si tous ceux […] qui vivent sans rien faire […] était universellement mis à faire œuvre utile, vous pourriez voir facilement qu'un bien petit temps de travail serait suffisant, et même plus que surabondant, pour procurer toutes les choses nécessaires et commodes à l'usage humain, et même encore les plaisirs qui sont honnêtes6.

Alors, que cette utopie-là devienne réalité au plus vite. Il en va de la capacité de l'espèce humaine à guérir sa folie du travail pour pouvoir ainsi se sauver d'une disparition qui plus que jamais la menace.


Notes

1. Expression de Paul Lafargue.
2. Bertrand Russel, Éloge de l'oisiveté, Ed. Allia, Paris, 2002, p. 22.
3. Pierre Kropotkine, Le salariat,Éd. La librairie sociale internationale, Paris, 1927, p. 16.
4. Frédéric Engels, écrit en 1847, cité par Max Frisch, Guillaume Tell pour les écoles, L'âge d'homme, Lausanne, 1972, p. 74.
5. Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Maspero, Paris, 1969, p. 142.
6. Thomas More, L'utopie, Gallimard, Barcelone, 2012, pp. 119 et 120.

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