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Pratiquement toutes les vendeuses et caissières que j'aborde dans les grandes surfaces me répondent qu'elles ne sont pas excédées par «l'ambiance musicale» car «elles ne l'entendent plus». J'admire leur résistance au braillement d'américâneries entrecoupées de «messages publicitaires» assénées depuis la batterie de hauts parleurs couvrant les plafonds. Il m'est arrivé plus d'une fois qu'excédé par la stridence des rengaines, je demande poliment qu'on en baisse le volume. Réponse provocatrice: «Vous n'aimez pas la musique?»; je-m'en-foutiste: «Les clients adorent!» ou découragée: «C'est le gérant qui décide». Il m'est arrivé pourtant de m'entendre répondre «Merci d'intervenir, c'est insupportable et vous n'êtes gavé de décibels que le temps de vos achats, nous c'est du plein temps!»
Cet aveu vient souvent de jeunes salariées qui refusent qu'on les assomme de sonorités dont elles n'ont choisi ni le contenu, ni la mélodie, ni le volume-son, ni la durée. Elles s'opposent de fait à la privatisation de leur espace sonore et revendiquent le droit de presser sur «OFF» lorsqu'elles n'en peuvent plus.
Je pense alors à d'autres privatisations plus sournoises encore que celles bien connues des ressources naturelles, du patrimoine commun, de la richesse publique. Il s'agit de l'intrusion dans notre propre cadre de vie dont les éléments constitutifs sont progressivement accaparés par le Marché pour soumettre les gens aux diktats de la consommation.
Privatisation de la vue en l'aveuglant de publicités sur les murs, les écrans, les illustrés pour y exhiber, qui, des fessiers vaguement vêtus, par des commerçants de strings confectionnés par ses esclaves délocalisés, qui, les photos géantes des innombrables nouveaux modèles de 4 x 4, toutes aussi encombrantes les unes que les autres, qui encore, d'ignobles appels à la haine préparant insidieusement les frustrés à la curée contre l'«étranger». Rarement quelques dérisoires incitations à économiser l'énergie, rouler mollo et trier ses déchets
Privatisation du temps en nous distrayant constamment de nos réflexions et rêveries par des messages indésirables dans la presse, la rue, la toile. Ce temps accaparé par le Marché est perdu aussi lorsque l'on est forcé de s'interrompre pour boucler une publicité téléphonique, déchirer le courrier qui ne vous concerne pas ou le renvoyer à l'expéditeur.
Privatisation de la privacité de nos téléphones, ordinateurs, boîtes aux lettres marquées d'un vain «Pas de pub s.v.p.». A ce propos, des jeunes viennent de trouver avec leur courrier un paquet de cigarettes accompagné d'un message illustré d'un couple à poil folâtrant dans la nature: «La nouvelle Parisienne est là! Et c'est toi (sic) qui peux la tester en premier (resic)»: les oncologues, déjà débordés par le boom de cancers précoces, apprécieront les vertus de ce tabac «vert», donc écologique puisque «sans additifs»!
Privatisation de l'obscurité, car gratte-ciel, vitrines, enseignes doivent rester illuminés la nuit pour que la marchandise ne puisse échapper au regard du moindre passant et que son attention ne soit pas détournée par l'admiration du ciel étoilé.
Privatisation des corps humains affublés de maillots publicitaires, ou promenant leurs sacs à commission, tels les hommes sandwich, couverts de slogans crétinisants inventés par des Migros, Ikea et autres «privatiseurs» de dignité.
En quelques décennies, le marché néolibéral est parvenu à s'ingérer progressivement dans les pores de nos vies et leur emballement ne semble plus pouvoir s'arrêter. Si nul ne le dénonce, il privatisera les vies humaines, du berceau au tombeau, et nous n'aurons plus même le temps ni le discernement de nous y opposer. Et de plus en plus d'indignés s'élèvent contre l'indignité de cette minorité d'hommes qui usent de l'économie, de la politique, de l'information pour s'ingérer dans notre conscient. «Robins des toits», «Casseurs de pub», «Faucheurs volontaires», «Squatteurs de logis», «Jardiniers sauvages»… Ils s'élèvent contre la privatisation de leur cadre de vie et la privation de ce qui est essentiel à leur épanouissement: la liberté de prendre le temps d'écouter ce qu'on veut, de regarder de qu'on aime et de s'indigner contre l'emprisonnement dans un monde gangrené par le culte de la marchandise.
«C'était, à n'en point douter, le slogan le plus populaire dans les manifestations de cet été 2011, qui étaient une sorte de répétition générale en vue du rassemblement spectaculaire où un demi-million d'Israéliens ont exprimé leur rejet du néolibéralisme. Un demi-million de manifestants pour la justice sociale? Il y a encore un mois, on en aurait ri, mais après les 300'000 du 6 août, rien ne semblait plus impossible […].
Ils rêvent d'un retour à l'Etat-providence des années cinquante au début des années quatre-vingt quand existait un véritable service public et que l'Etat contrôlait le faible capital privé, quand la centrale syndicale Histadruth avait plus de pouvoir que le Parlement, en un mot l'époque de l'Etat social qui se prétendait socialiste […].
Un retour à l'état-providence nécessite aujourd'hui une véritable révolution, mabapecha comme crient les manifestants. Mais une telle révolution ne peut faire l'économie d'un combat commun avec les pauvres, dont évidemment la minorité palestinienne d'Israël, ni donc l'économie d'un tournant radical de la politique envers les Palestiniens et le monde arabe.»
Michel Warschawski
* Extrait de l'article paru dans «Siné mensuel » nº 1, septembre 2011, sous le titre de
«Printemps israélien?, 500'000 Israéliens sont descendus dans la rue pour dire non au libéralisme de Netanyahou ».