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Affronter ce qui nous fait peur fait justement peur. Il est plus commode de repousser ce sentiment en passant outre que de chercher à le combattre. Le sentiment de peur s'outille souvent de procrastination pour laisser filer le temps en se nichant dans une fausse éternité, sorte d'abri atemporelle. Cette démarche tatillonne et fuyante ne prend pas vraiment la pleine mesure des choses parce que le temps de la réflexion ou de l'action reste toujours à venir. Pourtant, la succession des temps (ou de la durée suivant la vision proprement bergsonienne 2) interpelle l'homme sans cesse et lui rappelle qu'il fait partie de l'histoire qui se déroule. La peur, redoutable et persistante, exige qu'on parle d'elle.
Premièrement, il me semble capital de souligner que celui qui n'a jamais eu peur dans sa vie n'est pas à proprement parler humain. En effet, la peur doit d'abord s'énoncer en terme de légitimité parce qu'elle compte comme un des sentiments qui nous habitent. Ne faudra-t-il pas déjà au départ de la vie voir et interpréter le cri de la naissance comme l'expression d'une peur (in)consciente d'appartenir dorénavant à un autre monde? Comment la nier en tant que caractéristique humaine fondamentale alors qu'elle surgit en même temps que la (seconde) vie?
Deuxièmement, au-delà de tout jugement de valeur, ce sentiment instaure les frontières de l'identité humaine individuelle et collective. Cependant, si elle protège l'homme ou le groupe, elle ne facilite pas toujours l'acceptation du nouveau et/ou du différent, de l'autre voire du Tout-Autre. L'identité congelée et encline à la limitation se «protège» et ce faisant provoque sérieusement une sorte de sclérose. On ne peut alors s'empêcher de constater qu'elle recèle un fort capital négatif et destructeur pour soi et pour autrui. Ainsi, si la peur peut s'expliquer, on ne peut aussi s'empêcher d'y voir des signes d'une limite dépassable de l'incurie ou/et de la défaite morale humaines.
La peur, socialement parlant, pourrait aboutir à la violence sous ses formes variées. La sclérose qui se produit n'est pas tant l'immobilisme ravageur de ce sentiment, mais l'action contre-productive qui occasionne la mort via l'attitude guerrière de l'homme. La peur de l'autre est potentiellement destructrice de cet autre. Aujourd'hui, l'autre est plus que jamais présent dans l'environnement humain quotidien; et ce fait laisse apparaître vertement un sentiment d'hostilité que le frein intérieur de l'individu peine à stopper. Via l'expression démocratique des urnes, notamment dans les pays dits avancés, s'illustre quelquefois ce paradoxe de fermeture à l'autre. A l'instar de ce qui se passe en Afrique sous le mode de la tribalisation excessive ou du mépris de l'autre au seul motif de son appartenance régionale avec ses cortèges de préjugés, la démocratie occidentale est quelquefois victime du paradoxe qui est explicité dans la négation de l'autre.
Dans le champ individuel, la question serait de savoir si l'exacerbation du sentiment de peur ne conduit pas à une perte de confiance en soi à force de projeter sur soi l'image d'un homme vaincu par ses propres prénotions et par sa perte de la vertu du courage. Un regard psychologisant sur l'homme pourrait faire apparaître des résistances qui trouvent dans le passé des justifications peu ou prou fondées. C'est à ce niveau que pourrait intervenir la thérapie comme voie de sortie, instrument pour s'ouvrir à l'action véritablement humaine. Notre époque dite postmoderne offre aussi des possibilités plus variées qui aident à entendre résonner le son des cultures diverses. Au cœur de foisonnement culturel dans lequel nous nous trouvons au gré d'une histoire qui a secrété notre contexte actuel, un travail de synthèse reste possible. C'est un travail qui s'énonce comme une sorte de chance pouvant faire aboutir des souhaits pertinents.
Mais il y a la peur de ne pas avoir assez peur pour accomplir des actions porteuses de promesses. Ce sentiment perdure comme un indéracinable sentiment dans la composante ontologique humaine. Toutefois, en saisissant l'ambiguïté que recèle la peur, à cause de la possibilité de l'échec notamment, on peut risquer une sorte d'itinéraire positif de quête permanente sur nous mêmes et sur les autres. Ceci est possible si d'un côté nous réfutons d'emblée la culture du chaos ambiante qui se nourrit des spéculations «catastrophiles» et si de l'autre nous intégrons le risque comme une démarche courageuse visant l'ouverture à l'autre sans vouloir à tout prix se confondre à cet autre.
Je prends le risque de conclure en me référant au philosophe allemand Peter Sloterdjik. Ce dernier décrit l'homme postmoderne comme une avalanche pensante qui «descend à grand bruit dans la vallée» 2. C'est une piste possible pour se débarrasser des peurs qui engendrent l'inertie. L'avalanche pensante ne connaît pas a priori d'inertie parce qu'elle se pense elle-même tout en pensant le monde. Autrement dit, l'homme se retourne lui-même tout en se retournant dans l'auto-mouvement de l'histoire qui se fait. Telle semble être la condition de l'homme de notre époque pour lequel, et je le pense, l'espérance sera toujours le fruit à récolter.
1. Cf. Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris, 2001 (pour la dernière édition).
2. La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, trad. Hans Hildenbrand, Seuil, Paris, 2000, p. 25.
« Le malheur, c'est la peur, ce qui ne veut pas dire
que le bonheur soit le courage, il est l'absence de peur ».
Kafka, Journal