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Un être privé d'expression est un être diminué, une part de lui-même demeurant inaccomplie (Arno Stern). C'est par cette phrase riche de sens que j'entrevois la raison de tant de frustrations, de dérives et de violence. Un adolescent doit se sentir exister. Il doit prouver qu'il est bien là, qu'il a de la valeur. Ceux qui savent l'écouter, le respecter et lui faire sa place le savent bien.
Mais cela ne suffit pas: il s'ouvre au monde en se créant une nouvelle famille, les copains. La compétition, la lutte, les rivalités entrent en jeu, les rites surgissent. Les sentiments, les émotions sont vécus dans l'extrême, grands désespoirs, grandes joies ou feinte d'être blasé, de n'être touché par rien. Il y a ceux qui ne sont pas écoutés, à qui on n'accorde pas de place, qui n'ont qu'un droit, c'est celui de se taire. Ceux-là, on peut comprendre qu'ils aient envie de tout casser. Mais tous passent par la moulinette de la conformité: ils sont élevés par classe d'âge, ils doivent tous faire la même chose en même temps, apprendre les mêmes concepts, les mêmes matières, se faire les mêmes préjugés, en un mot ils sont conditionnés. Que leur reste-t-il pour se faire remarquer? Pour être reconnu? Pour se faire valoir? On le devine aisément!
Mon expérience au contact d'adolescents qui n'ont cessé de peindre depuis leur petite enfance, m'a apprit qu'il y a un moyen simple et évident pour leur permettre de s'affirmer, de croire en eux et d'aller de l'avant sans avoir besoin de transgresser les interdits tels que tabasser, violer, manquer de respect, injurier et autres folies.
Imaginez que chaque enfant ait le droit de dessiner et peindre librement tous les jours une heure, sans que personne ne s'avise de faire des commentaires, de juger, d'interpréter, de noter, d'imposer des thèmes, de comparer, d'enseigner en somme. Que cela soit la chose la plus naturelle du monde, que cela n'effraie personne, comme une hygiène de vie, l'expression de soi. Et cela pendant toute une vie!
Cela donne des êtres humains équilibrés, bien dans leur peau, n'ayant pas besoin de supplanter les autres ni de se comparer aux autres. Très efficace croyez-moi! Ces gens-là ne cherchent pas ce qu'ils pourraient bien dessiner, ils ne sont jamais à court, ils puisent à leurs ressources intérieures et dans le monde qui les entourent, sans que la précieuse manne ne tarisse jamais. Il n'y a pas d'arrêt à leur expression parce qu'ils n'ont pas été dépossédés de ce qui fait leur intimité, ils n'ont pas été empoisonnés par le doute, la critique, la comparaison avec le monde de l'art, nul n'a cherché à en faire des petits ou des grands peintres.
Pourtant, ils sont devenus maîtres de leur technique (pensez, tous les jours une heure!) Ils sont précis, habiles, minutieux, audacieux et surtout autonomes. Que demander de plus? Imaginez encore la belle utopie que serait la planète pleine de gens créateurs, imaginatifs, sans craintes, heureux d'être eux-mêmes parmi les autres.
Pour ceux qui ne subissent pas d'injustices, qui ne crèvent pas de misère, de faim, pour ceux qui ont un toit sur la tête et une famille, pour ceux-là dis-je, qui n'ont pas d'autres priorités vitales, il faudrait permettre une véritable liberté de tracer leur ressenti (car c'est la plus directe, la plus spontanée) au moins une fois par semaine dans un lieu aménagé, à l'abri des regards extérieurs, accompagnés de personnes formées, attentives et exigeantes.
Nancy Tikou-Rollier,
praticienne d'éducation créatrice