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On parle d’un «retour de la morale», y compris dans les entreprises. Mais cela ne va pas sans beaucoup de confusions. Si «l’éthique paie», comme on dit outre-Atlantique, en quoi cela relève-t-il encore de la morale? Et si elle ne paie pas, en quoi cela concerne-t-il le management? André Comte-Sponville, un des plus grands philosophes contemporains, a clarifié les choses lors d’une récente conférence donnée au Club 44 de La Chaux-de-Fonds à l’invitation de l’Association industrielle et patronale. Avec une remarquable maîtrise, il a fixé les limites des quatre ordres (techno-scientifique, juridico-politique, moral, éthique) qui, selon lui, cohabitent dans le monde actuel.
L’éthique améliore l’image et la productivité; elle est donc performante et fait gagner de l’argent. Le philosophe ne cache pas sa perplexité: si on pratique l’éthique par intérêt uniquement, cela revient à lui enlever toute valeur morale!
Pour André Comte-Sponville, l’économie fait partie de l’ordre techno- scientifique qui n’a qu’un seul principe: tout le possible sera fait toujours. Ce possible est aujourd’hui plus effrayant que jamais puisqu’il provoque la dégradation des conditions de vie de millions de personnes et qu’il peut contribuer à la disparition de l’être humain (manipulations génétiques, guerre nucléaire).
Il faut limiter cet ordre par un autre qui s’appelle juridico-politique. Mais attention: aucune loi n’interdit le mensonge, le mépris, l’égoïsme, la haine, la méchanceté. Le peuple a-t- il tous les droits parce qu’il vit en démocratie? Un pays peut-il pratiquer l’oppression, l’assassinat légal ou une guerre d’agression sous prétexte que la loi le permet? Là encore, il faut mettre des limites et on entre alors dans l’ordre de la morale.
Si la science (dont l’économie) et le peuple n’ont pas tous les droits, c’est pour des raisons morales. La morale, c’est l’ensemble de nos devoirs, c’est l’opposition entre le bien et le mal. L’ordre éthique est encore plus élevé puisqu’il correspond à l’amour. C’est dans cet ordre que se rencontrent l’amour de la vérité, celui de la liberté et celui de l’humanité ou du prochain.
L’amour intervient dans les ordres précédents, mais sans les abolir. L’économie, d’ailleurs, suffirait à le prouver: l’amour de l’argent ou du bien- être y agit évidemment, sans suffire pourtant à procurer l’un ou l’autre. En fait, nous avons besoin des quatre ordres à la fois, dans leur indépendance et leur interaction. Les quatre sont nécessaires; aucun n’est suffisant.
Pour le philosophe, il faut sortir de deux niaiseries: une de droite qui veut nous faire croire que le capitalisme est moral, parce qu’il récompenserait le travail, la créativité et l’invention, alors qu’il récompense surtout la richesse. Et une de gauche, qui veut nous faire croire que le capitalisme est immoral parce qu’il fonctionne à l’égoïsme. Mais c’est une évidence: la supériorité du capitalisme par rapport au communisme tient au fait qu’il est en phase avec l’égoïsme foncier de l’espèce humaine.
André Comte-Sponville tire une conclusion importante: si nous voulons qu’il y ait de la morale dans une société capitaliste, cette morale ne peut venir, comme dans toute société, que d’ailleurs que de l’économie. Et d’ajouter: «Ne comptez pas sur le marché pour être moral à votre place!»
Pour le philosophe, une entreprise n’a pas de morale: elle a une comptabilité et des clients! Il faut faire la distinction: l’éthique d’entreprise n’existe pas mais il peut y avoir une éthique dans l’entreprise. Les groupes sont soumis à l’apesanteur, seuls les individus (la responsabilité individuelle du chef d’entreprise) peuvent apporter la morale, l’éthique, l’amour.
En conclusion, André Comte-Sponville fait la part des choses: ce n’est pas une faute morale d’être riche mais c’en est une d’être égoïste. Précisant sa pensée, il ajoute: «La générosité doit être placée plus haut que la réussite.