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Octobre 2014
Place de l’Apparition
Auteur : Robert Curtat
Place de l’Apparition: modeste paraphrase du texte que Dostoïevski consacre au grand Inquisiteur dans Les frères Karamazov

Il est long et maigre avec le cheveu noir, le teint hâlé, un visage grêlé aux larges pommettes, un nez droit et d’épais sourcils sous lesquels apparaissent, durs, de petits yeux gris. Carlo Carafa, né à Naples voilà soixante-six ans, est le légat du pape Paul III qui l’a chargé de conduire la province et le peuple de Séville.

Ce mardi 21 juin 1542, sur la grand-place noire de monde, le marché hebdomadaire apporte la couleur, la saveur et le bruit. Dans la foule endimanchée, on sent une petite joie, pas trop visible car l’époque ne prête pas aux réjouissances. Dirigée d’une main de maître par le cardinal Carafa depuis son palais épiscopal qui occupe l’un des côtés de la grand-place, l’inquisition pèse sur le décor et ceux qui l’habitent. Avec le soutien d’une police active dans son uniforme gris soutaché de jaune, le grand inquisiteur entend tenir en laisse cette communauté bruyante.

Pourtant, fondus dans la foule, les policiers ne voient pas ce que Carafa observe depuis le troisième étage de son palais: la foule brusquement agglutinée autour d’un homme jeune, dans la trentaine, habillé comme un paysan venu à la foire avec la chemise ouverte serrée à la taille par une ceinture de cuir rouge, des braies tirant sur le noir, de courtes bottes de feutre. Ses cheveux longs, bruns et souples, descendent jusqu’aux épaules. Vif et désinvolte dans tous ses gestes l’homme parvient à faire passer, dans la liberté de son attitude, une sorte d’affection pour ceux qui l’entourent

Le légat est trop loin pour prendre la mesure de sa voix douce et virile, celle d’un être foncièrement honnête. Et il ne peut prendre son regard souriant, clair, chaleureux. Ce qu’il voit depuis la fenêtre du troisième étage de son palais, c’est un meneur, un provocateur qui capte son auditoire formé d’enfants, de pauvres et de prostituées.

La police du cardinal est bientôt sur les lieux et elle arrête le fauteur de troubles pour le conduire en prison dans les caves du palais. Là, un tabellion vêtu d’une longue tunique noire lui annonce qu’il est condamné à mourir le lendemain sur le bûcher.

Intrigué Carafa — qui deviendra pape sous le nom de Paul IV — rend visite le soir au prisonnier, dans lequel, sans plaisir, il reconnaît le Christ. Il tente de lui expliquer:

- Tu ne mesures pas le mal que ton Église a eu à inspirer à la population la crainte de Dieu. Des siècles de contraintes sur un peuple insouciant, heureux naturellement et que nous avons dû constamment ramener dans le droit chemin. Tu ne peux détruire les effets de ce travail obstiné.

Le Christ regarde le légat droit dans les yeux, lui parle doucement:

- Tu ne comprends donc pas. Je ne suis pas venu pour inspirer la crainte mais pour faire naître l’Amour. Que les hommes s’aiment…

Puis sans prolonger l’entretien il disparait à ses yeux.

Depuis ce jour rien n’a changé vraiment. Sinon un détail: la grand-place de Séville s’appelle désormais place de l’Apparition.

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