Logo Journal L'Essor
2024 2023 2022 2021 2020 2019 2018
2017 2016 2015 2014 2013 2012 2011
2010 2009 2008 2007 2006 + 100 ans d'archives !
Rechercher un seul mot dans les articles :
Article suivant Numéro suivant
Numéro précédent Article précédent   index de ce numéro

Juin 2013
Bassesses et vertus de la délation
Auteur : Edith Samba

Envisagé dans son sens le plus large, le mot «délation» couvre une foule de domaines, par exemple ceux du secret, du légal, de la sphère privée, de la calomnie, de la transparence. Sa pratique se révèle plus délicate à départager entre utile et nuisible. La rejeter en bloc sans réflexions fait le lit de la loi du silence. Si les souvenirs de préau d'école étaient clairs sur l'idée qu'on devait se faire de ceux qui «rezipétaient à la maîtresse», la délation a pris une tournure plus complexe avec la découverte d'atmosphères de dictatures, de guerres, chaudes ou froides, avec ses collabos ou ses espions. Elle devenait plus relative, dépendante du camp depuis lequel elle est observée. De fait, elle touche tous les domaines de l'existence, peut refléter autant la lâcheté que le courage, manifester les pires bassesses de l'âme humaine comme ses plus hautes valeurs.

Pour ceux qui ont le privilège de ne pas vivre dans une atmosphère mafieuse, clanique ou dictatoriale, il est difficile de s'imaginer vivre sous la pression permanente d'un climat de délation forcée, pouvant mettre sa vie et celle de ses proches en danger, à tout moment ou sous n'importe quel prétexte. ça n'a pas grand-chose à voir avec la petite délation de voisinage de nos contrées, toute attristante soit-elle et moins rare que souhaité, on en convient. Pourtant, la délation observée depuis quelques temps sur les réseaux sociaux, auprès de nos enfants en particulier, prend une tournure inquiétante et peut se révéler très dangereuse.

La proposition des polices cantonales d'initier une surveillance de quartier soulève aussi toute la problématique de la délation. Il est tentant de faire confiance à une équipe de citoyens portés sur les promenades nocturnes mais est-ce que les principales effractions ne se font pas en plein jour, souvent à la barbe de tous? Ne faudrait-il pas élire les citoyens engagés dans ce processus de surveillance, pour tenter d'écarter les esprits mal tournés? Je crois que nous sommes nombreux à préférer ne pas voir certains voisins devenir des redresseurs de torts patentés. Pourtant nous serions tous ravis que les autres nous alertent en cas de nécessité. D'où la complexité du choix, respect de la sphère privée, discrétion faisant partie de nos gènes culturels.

La question se pose aussi pour les lanceurs d'alertes, si mal protégés dans notre pays. Ils prennent le risque de voir leur vie complétement bouleversée, obligés parfois de le quitter, tellement notre système protège, dirais-je cultive le secret, avec un acharnement qui en devient suspect. Que d'horreurs d'Etats, d'entreprises ont été révélées, ici comme ailleurs, grâce à ces «whistleblower», ces délateurs citoyens, sans compter tous ceux qui ont «disparu» avant de pouvoir s'exprimer.

L'universel «secret des affaires», soutenu par les directives de l'OMC, explique certainement le peu d'empressement des gouvernances à faire appliquer les lois à la haute délinquance, celle des mafias, trusts et autres filières. Si le citoyen-lambda se sent déjà très surveillé, on perçoit comme un plafond de verre qui a monté légèrement dans la pyramide, avec les derniers scandales à la Cahuzac, mais au-dessus duquel de nombreux circuits restent encore bien protégés. Le travail de Sisyphe dans la surveillance de tous ces circuits manque chroniquement de moyens. La multiplication des tâches a provoqué la création d'une foule de nouveaux métiers, de nouveaux escrocs aussi. Sachant que toute gouvernance, privée comme publique, use de délation pour être informée, se protéger et exercer son pouvoir, les budgets politiques concernés devraient être fixés en conscience, si l'Etat veut pouvoir augmenter ses chances de protéger ses citoyens des abuseurs de tous poils.

Aujourd'hui, les grandes sorties de documents, type Wikileaks, sont le fruit de délations magistrales et, après sérieuses analyses, une bénédiction pour la démocratie. La blogosphère est aussi une bouée de secours pour tous ceux qui dénoncent des procédés scandaleux dans leur pays, leur environnement: les preuves apportées mettent à jour des faits parfois déjà connus, mais trop longtemps tolérés, et elles méritent d'être remises sur la place publique. Arriverons-nous à nous en servir pour apporter un peu plus de justice et d'équité? On ne peut que l'encourager, chacun devant rester vigilant, la manipulation n'étant jamais loin.

Espace Rédaction    intranet
© Journal L'Essor 1905—2024   |   Reproduction autorisée avec mention de la source et annonce à la Rédaction  |       Corrections ?