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Octobre 2012
Les dérives de l’agro-industrie
Auteur : Valentina Hemmeler Maïga

Les paysans et les paysannes représentent un peu moins de la moitié des habitant-e-s de cette planète mais en chiffre absolu, ils n'ont jamais été aussi nombreux. Pourtant, ce secteur est en profonde mutation; quelque fois de manière flagrante, d'autres fois plus sournoisement. Par son importance dans l'économie agricole suisse, la filière laitière est un bon exemple de l'industrialisation rampante.

En avril 2012, près de 24'000 exploitations laitières ont produit du lait destiné à la vente. 40% de ce lait est destiné à la production de fromage, le reste sert à faire du lait de boisson, du beurre, de la crème, des conserves, des yaourts ou autres transformations lactées. En 2007, il y avait encore 28'000 fermes laitières. Mais pour l'instant, le citoyen ne s'en rend pas compte. Car, alors que nous avons perdu un peu plus de 4000 fermes laitières en cinq ans et que le nombre de vaches laitières a baissé de 10%, les livraisons de lait par exploitation ont augmenté au cours de la même période de 62% ! La production s'est donc intensifiée et concentrée. Moins de paysans, moins de vaches, mais plus de lait commercialisé.

Hausse de la productivité

Une part de la hausse de la production laitière est bien sûr due à une sélection des vaches laitières. Leur performance n'a cessé de croître. Entre 1995 et 2011, les livraisons moyennes par vache sont passées de 4400 kg par an à 6200 kg par an, certaines vaches produisant jusqu'à 10'000 kg par an. Elles ont été sélectionnées pour mieux valoriser les concentrés tels que le soja et les céréales fourragères dont le maïs. Alors qu'en 1999, une vache laitière recevait en moyenne 420 kilos de concentrés, cette quantité était de 800 kilos en 2010 soit près du double en l'espace d'une décennie.

Pourtant, en Suisse, nous aurions tout à gagner à «sélectionner» une vache adaptée à transformer les herbages en lait. C'est sur l'efficacité de l'utilisation des ressources qu'il faut se pencher et non sur la moyenne laitière annuelle. D'autant que ces super-vaches très productives produisent du lait pendant 2 à 3 ans après leur premier veau avant d'être transformée en viande hachée. Celles essentiellement nourries à l'herbe produisent pendant 5 ans en moyenne.

Importation de soja

La quantité de soja importé en 2011 était d'environ 300'000 tonnes (20% de plus qu'en 2009 et 10 fois plus qu'en 1990). Il provient à près de 100% du Brésil, puisque les autres producteurs importants, comme les États-Unis et l'Argentine, produisent presque uniquement du soja transgénique. Une seule exploitation brésilienne, dont la taille peut atteindre plusieurs dizaines de milliers d'hectares, peut livrer 30'000 tonnes de soja. Et cela se fait au détriment de la forêt brésilienne et de la petite agriculture familiale qui ne peut résister à l'assaut de l'agro-industrie.

Pris à la gorge

Les producteurs suisses quant à eux sont pris à la gorge dans le secteur du «lait industriel» par une concentration du pouvoir entre les mains de quatre transformateurs (Elsa, Emmi, Hochdorf et Cremo) et deux grands distributeurs (Coop et Migros). Depuis la libéralisation des contingents laitiers, les paysans ont opéré des stratégies diverses. Certains ont cherché tant bien que mal à maîtriser la production pour maintenir les prix alors que d'autres ont opté pour une augmentation massive de leur production laitière pour amortir leurs investissements et répondre aux «attentes» de l'industrie. Ainsi, la surproduction (entre 7% et 10% de surplus) a provoqué un vrai marasme sur le marché. Le prix du lait au producteur a chuté de 76 ct. par litre de lait en 2008 à 50 ct. à l'été 2012. Une baisse de 35% en 4 ans qui n'a fait qu'accentuer la fuite en avant. Les producteurs, obligés de rembourser leurs emprunts, ont été poussés à compenser la baisse de prix par une augmentation de la quantité de lait livrée sur le marché.

L'industrie reine du bal

Dans la même période, la Confédération a harmonisé certaines de ses normes avec celles de l'Union européenne. Elle a autorisé l'abaissement du pourcentage de matière grasse de 3,8% à 3,5% pour étiqueter une brique «lait entier». Les grands distributeurs ont ainsi écrémé leur lait à 3,5% de matière grasse alors que les standards qu'ils exigeaient aux producteurs restaient inchangés: livrer du lait à 4% de matière grasse sous peine d'être pénalisés. Du coup, le 0,5% qu'il faut écrémer passent dans l'industrie pour faire du beurre et de la poudre de lait. La surproduction et ces changements de normes ont provoqué les montagnes de beurre qu'il a fallu exporter avec des aides à l'exportation. Ainsi, s'ils ne produisent pas assez gras – ce qui arrive en général quand peu de concentrés sont utilisés – l'industrie impose des retenues de plusieurs centimes sur leur paie. Et l'exportation des sous-produits est financée par le seul producteur à raison d'un centime par litre de lait. Ce dernier acte provoque un dumping inacceptable vis-à-vis des collègues du sud qui voient nos produits arriver sur leur marché en dessous de leurs propres coûts de production.

Ce système est une aberration écologique et sociale dont l'ensemble de la société subit les conséquences: augmentation de l'utilisation d'intrants dans la production, lait produit en trop, énergie utilisée pour produire puis transformer les surplus, transports et exportations lointaines, déforestation, dumping et racket économique de l'industrie envers les producteurs. Malheureusement, la configuration du marché actuel laisse peu de chances aux producteurs pour résister. Seuls les politiques pourraient rétablir un certain équilibre en fixant quelques règles afin que les acteurs reviennent à la raison.


Uniterre est un syndicat paysan suisse membre du mouvement paysan international La Via Campesina. Il est présent dans 10 cantons et regroupe 1600 membres actifs. Uniterre promeut depuis 1996 le concept internationaliste de souveraineté alimentaire et s'engage pour une agriculture paysanne rémunératrice (prix et salaires équitables dans la filière) répondant aux attentes écologiques et sociales de la société. Il milite pour une agriculture d'avenir, créatrice d'emplois et offrant des perspectives aux jeunes. www.uniterre.ch

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