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Février 2010 °
Des langues pas forcément étrangères
Auteur : Pierre Lehmann

Une langue n'est étrangère, à mon avis, que si on ne la comprend pas. Peu importe qu'elle vienne d'un pays ou d'une région. Si je suis Français mais que je parle allemand, l'allemand n'est pas une langue étrangère pour moi.

La langue est un élément central de la culture d'un peuple. J'imagine que les langues ont évolué et ont mis du temps pour arriver à une forme aboutie. Elles reflètent donc aussi la manière de penser, de voir le monde. Il y a des mots et des expressions difficiles à traduire. Le mot allemand «Gestalt» est parfois repris tel quel dans d'autres langues parce que sa traduction littérale ne couvre qu'une partie de sa signification (en français les termes figure, forme, taille ne sont que des approximations de «Gestalt» qui les contient toutes). D'autres mots sont simplement repris d'une langue à l'autre parce que ce qu'ils désignent ne se rencontre pas, ou seulement très rarement ailleurs. Le «typhon» est la contraction de «tai phoon», mot chinois signifiant vent très violent. De même le mot japonais «tsunami» signifiant très grosse vague destructrice. Ces phénomènes sont effectivement plus fréquents dans les pays en bordure de mer.

Quand on parle deux ou trois langues, on utilise occasionnellement un mot de l'une dans une autre, simplement parce qu'ils viennent plus vite à l'esprit et semble mieux exprimer ce que l'on veut dire, permettant aux subtilités de deux languies de s'interpénétrer.

Il est vrai qu'apprendre une langue prend du temps. Il ne s'agit pas seulement d'apprendre des mots et une grammaire, mais aussi de s'imprégner de sa logique, de son esprit. On a vu apparaître récemment des tentatives de simplification des langues les plus courantes (par exemple pour l'anglais: «night» remplacé par nite). Je ne crois pas qu'elles aient eu beaucoup de succès et c'est tant mieux. Une langue doit, à mon avis, être respectée.

Et il y a l'espéranto, langue internationale et paraît-il facile à apprendre. Bien que l'espéranto ait été créé dans l'idée de favoriser la paix et l'entente entre peuples, je ne suis pas certain que cela soit le bon moyen d'aborder le problème. Cela n'est en tout cas pas suffisant. L'espéranto existe depuis plus d'un siècle et a eu le soutien de personnes remarquables comme Albert Einstein ou Jean Rostand. Le mouvement espérantiste s'est beaucoup amplifié et il y a des sociétés d'espéranto dans beaucoup de pays. Mais cela n'a pas changé grand-chose dans les relations internationales et la guerre reste omniprésente sur la planète.

Pourtant le langage est déterminant tant pour la guerre que pour la paix. Comme le dit Arthur Köstler: «L'homme n'a pas d'arme plus terrible que le langage car on ne fait pas la guerre pour des terres, mais pour des mots» (Arthur Köstler, Janus, Calmann-Lévy, 1979). Peu importe finalement dans quelle langue des mots sont prononcés. L'uniformisation du langage ne semble pas améliorer les relations humaines. On peut faire la même constatation dans un tout autre domaine, à savoir la mondialisation/libéralisation qui prétend unir l'humanité dans un commerce généralisé censé profiter à tout le monde, mais qui aboutit en fait à l'exploitation des uns par les autres.

Il semble y avoir une croyance très répandue selon laquelle l'uniformité permet une meilleure compréhension entre les hommes et évite les confrontations. On retrouve là le besoin de simplification propre aux hiérarchies de pouvoir. Il me semble que c'est au contraire la diversité qui est génératrice d'équilibre et d'harmonie. Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire (Luttes au pied de la lettre, Editions d'en bas, 2006), le côté destructeur du pouvoir est dû en bonne partie à son besoin de simplification. Une mosaïque de petites sociétés avec des cultures, des traditions et des économies de proximité diverses adaptées aux conditions de vie de la région qu'elles habitent, est mieux adaptée à la planète vivante Terre qu'une humanité mondialisé dans laquelle chacun est censé avoir les mêmes aspirations… et se comprendre par la même langue.

Si l'on décide de résider dans un autre pays pour un temps assez long, il me semble que par respect pour la société qui l'habite on devrait faire l'effort d'apprendre sa langue plutôt que de converser dans une troisième langue, que ce soit l'espéranto ou l'anglais. Bien sûr, l'anglais s'est imposé comme langue internationale et il est vrai que dans la plupart des pays on trouvera quelqu'un qui le comprend au moins un peu. Mon expérience à Taiwan et au Japon m'a montré que l'effort d'apprendre la langue du pays est perçu de manière très positive par les autochtones et mène rapidement à une compréhension réciproque même si les échanges sont laborieux au début.



«Je suis laxiste en matière de langue et j'accepte avec joie néologismes et argots, mots étrangers, drôleries, de toutes sortes, fantaisies et calembours… Mais je voudrais que la langue reste claire pour qu'on puisse s'en servir, élégante et légère pour qu'on y prenne plaisir, univoque et vigoureuse pour que l'esprit ne s'y égare pas».
Jean D'Ormesson


«J'ai appris l'italien pour parler au pape, l'espagnol pour parler à ma mère, l'anglais pour parler à ma tante, l'allemand pour parler à mes amis et le français pour me parler à moi-même».
Charles Quint

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