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Février 2007
Le travail, objet de souffrance

Pourquoi l’humain a-t-il fait du travail un objet de souffrance envers lui-même et envers son semblable

Le tableau idyllique que je viens de décrire, chacun d’entre nous le sait bien, serait bien trompeur si nous ne parlions pas de ce qui fait l’objet même de ce dossier de l’Essor : la souffrance au travail. Depuis l’origine, l’activité du travail a toujours été accompagnée d’un cortège de souffrances liées à l’activité elle-même, sa pénibilité, ses effets destructeurs sur la santé des travailleurs, et surtout les multiples variantes de la domination que les hommes ont instaurée entre eux au cœur même de l’interdépendance constitutive du processus du travail. La philosophie n’a cessé de s’interroger à propos de cette relation sournoise des hommes entre eux, sournoise jusqu’à devenir meurtrière, qui est venue se glisser dans la noble activité du travail que je viens de décrire. Comment se fait-il que la souffrance au travail (on pourrait y ajouter «la souffrance de la Terre», non?) soit devenue aujourd’hui le problème politique majeur dont aucun parti n’ose faire clairement une priorité dans son programme?

Il n’est que de lire les ouvrages essentiels de Christophe Dejours («Soufrance en France. La banalisation de l’injustice sociale» , 1998), de Didier Long ( «Pourquoi nous sommes chrétiens» , 2006), de Jean-Claude Guillebaud ( «Le principe d’humanité» , 2001) ou de voir les récents documents filmés de Hubert Sauper ( «Le cauchemar de Darwin» , 2004), de Gilles Perret ( «Ma mondialisation» , 2006), d’Erwin Wagenhofer ( «We feed the world» , 2005), pour se convaincre que le processus du travail dans les quatre composantes fondamentales décrites plus haut a cessé d’être le projet collectif humanisant le monde tel que les Lumières nous avaient invités à le rêver. Plus prosaïquement, plus cruellement, il nous suffit de regarder autour de nous, mieux en nous-mêmes, pour constater lucidement que la souffrance vécue dans le quotidien de notre travail est devenue une réalité avec laquelle nous composons avec plus ou moins de «bonheur» (!): plaintes récurrentes à propos d’un collègue jugé incompétent et qui perturbe l’ambiance de toute une équipe, période de doute personnel quant à ses propres compétences à relever les nouveaux défis du programme d’objectifs X ou Y, arrêt maladie vécu avec plus ou moins de culpabilité, dégringolade ou burn- out d’un ami ou d’un membre de sa famille, prise de médicament pour tenir le coup, désarroi, face à la lecture dans le journal (gratuit!) du Xième programme de licenciement d’une entreprise «de chez nous», effroi face à la montée des redoutables «concurrents» venus d’Asie, incompréhension muette face à la production de nourriture meurtrière pour l’homme (vache folle ou poulet contaminé), inquiétude également muette face à la probable montée des eaux des océans, conséquence du réchauffement climatique dû aux activités industrielles et à la motorisation. Un tableau souvent apocalyptique (mais est-ce vraiment cela l’Apocalypse?) dont nos chaînes de télévision aiment à détailler les sombres couleurs.

Tous ces événements ou ces informations qui font aujourd’hui partie de notre quotidien sont intrinsèquement liés au processus du travail et de sa déshumanisation dans ses quatre composantes de base: la production, l’organisation, la rétribution, la consommation.

«Epidémiologistes, médecins, ergonomes, économistes ou sociologues aboutissent, avec des méthodologie très diverses, à un même constat: le mouvement global d’amélioration progressive des conditions de travail qui avait caractérisé le XXe siècle s’est inversé au tournant des années 1990».
Philippe Askenazy,
«La nouvelle critique sociale», 2006

Nous devons dès lors nous poser sérieusement et collectivement la question: quels sont les dérèglements majeurs qui ont fait d’une activité à l’origine essentiellement créatrice et sociale (durablement protégée jusqu’ici par un corps de lois et de règlements qui donnait aux hommes et aux femmes leur dignité), un acte aujourd’hui largement vécu comme déshumanisé ou déshumanisant pour la collectivité et culpabilisant pour les individus qui n’y ont plus accès? Car comment expliquer autrement que par le déni d’un sentiment généralisé de mal être (Patrick Viveret: «Pourquoi cela ne va-t-il pas plus mal?» , 2005), l’irraisonnable course folle que les hommes et les femmes du XXIe siècle ont entamée. Les uns à la recherche d’un travail toujours plus rare et toujours moins rémunérateur pour une partie grandissante d’entre eux, les autres à la recherche d’un profit toujours plus énorme pour bon nombre d’entre eux (2% de l’humanité détiennent la moitié du patrimoine des ménages – United Nations University, 2006).

C’est l’aveu lucide et non culpabilisant de ce mal-être que nous devons partager dans nos réunions de famille, de quartier, d’assemblée du personnel, d’association ou de parti. La généralisation et la banalisation de la souffrance au travail sont une formidable perversion de l’aventure humaine qui doit mobiliser notre capacité d’explication et de recherche de nouvelles perspectives orientées vers la réhumanisation du travail dans ses quatre composantes.

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