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Avril 2024
Laïcité : une Genferei de plus ?
Auteur : Raymond Spira

Dans un arrêt du 23 décembre 2021, le Tribunal fédéral (TF) s’est prononcé sur les limites de la liberté de conscience et de croyance au regard d’une loi cantonale visant à protéger la laïcité de l’État. 1

En bref, une association vouée à la défense de la communauté musulmane contestait la constitutionnalité de plusieurs dispositions de la loi genevoise sur la laïcité de l’État (LLE/GE), adoptée le 26 avril 2018 par le Grand Conseil et approuvée le 10 février 2019 en votation populaire.

Le TF a notamment admis la compatibilité avec le droit constitutionnel fédéral de trois règles :

a) l’obligation faite aux membres du pouvoir exécutif cantonal et communal, aux magistrats du pouvoir judiciaire et aux agents de l’État d’observer la neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et de s’abstenir, lorsqu’ils sont en contact avec le public, de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

b) la possibilité pour le gouvernement cantonal, à certaines conditions, de restreindre ou interdire le port de signes religieux « ostentatoires » sur le domaine public ou dans les bâtiments publics.

c) l’obligation de montrer son visage dans les administrations publiques, les établissements publics ou subventionnés, ainsi que dans les tribunaux.

Sur le fond, cet arrêt s’ouvre sur un considérant de principe qui relativise la portée de la liberté de conscience et de croyance protégée par l’article 15 de la Constitution fédérale, au motif qu’« il existe en Suisse des approches très différentes qui varient selon les sensibilités qui prévalent dans chaque canton ». En effet, aux termes de la Constitution, « la réglementation des rapports entre l’Église [par quoi il faut entendre toute communauté religieuse, chrétienne ou non] et l’État est du ressort des cantons ». Chaque canton peut donc avoir une approche spécifique de ces rapports, ce qui a pour conséquence qu’« en Suisse, s’agissant des rapports entre l’État et les différentes communautés religieuses, cohabitent vingt-six systèmes cantonaux potentiellement différents ».

Ainsi, le canton de Genève a opté depuis le début du XXe siècle pour une séparation très nette entre les communautés religieuses et l’État, ce qui l’a conduit à inscrire le principe de laïcité de l’État dans sa nouvelle Constitution cantonale (article 3).

La LLE/GE serait donc, selon le TF, « l’expression de cette ‘approche genevoise’ de la question, qui […] attache une grande importance à la laïcité de l’État ». Autrement dit, une nouvelle Genferei

Vérité en deçà de la Versoix, erreur au-delà ?

Cette conception « fédéraliste » et relativiste du principe de laïcité de l’État est pour le moins discutable.

En effet, quel rapport y-a-t-il entre un système de reconnaissance et de financement des institutions religieuses où chaque canton fait ce qu’il veut et l’interdiction d’une pratique religieuse ou prétendue telle ?

Dans le litige soumis au TF, ce ne sont pas de simples questions d’ordre administratif qui étaient en cause mais l’étendue du droit d’un canton d’interférer, au nom de la laïcité, dans certains comportements individuels.

Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Jean JAURES

Concrètement, un canton peut-il interdire à un conseiller d’État de confession juive de porter une kippa dans l’exercice de ses fonctions, à une juge de confession musulmane d’arborer un hijab quand elle siège dans un tribunal, à un employé communal de confession sikh de venir au travail en turban ? Et est-il permis à une enseignante de confession catholique de se signer avant de commencer sa leçon d’algèbre ?

La réponse à ces questions ne saurait dépendre d’une législation cantonale variant en fonction de la « sensibilité » de la population, mais doit au contraire faire l’objet d’une interprétation uniforme sur l’ensemble du territoire. Ce qui est précisément la fonction du TF dans le domaine de la liberté religieuse ou des autres droits fondamentaux garantis par la Constitution.

Si, à la faveur d’une élection, une nouvelle majorité, opposée au principe de laïcité de l’État, abroge ou modifie une loi telle que la LLE/GE et que le TF, saisi d’un recours, se borne à constater qu’en matière de liberté religieuse « il existe en Suisse des approches très différentes, qui varient selon les sensibilités qui prévalent dans chaque canton », il n’aura pas joué son rôle de gardien de l’ordre constitutionnel.

Or, de leur côté, les activistes religieux ne cessent de vouloir imposer leurs conceptions dans des domaines aussi sensibles que, par exemple, la théorie de l’évolution des espèces, l’éducation sexuelle, l’interruption de grossesse ou le suicide assisté.

C’est pourquoi il est nécessaire d’imposer dans tout le pays le respect du principe de laïcité de l’État, quelles que soient, par ailleurs, « les sensibilités qui prévalent dans chaque canton » à ce sujet.

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1. l 2C_1079/2019 : ATF 148 I 160.
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