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Pour conter le bois d’harmonie, je me suis glissé dans la peau d’un cueilleur d’arbres. J’ai aussi clairement intellectualisé cette recherche alors que dans la réalité, la frontière entre analyse technique et ressenti est beaucoup plus floue… Toute ressemblance avec une personne existante ou ayant existé n’est pas fictive!
«Une fois encore, je me promène dans cette forêt que j’aime tant: le Risoud! Je ne compte plus depuis longtemps combien de fois j’y suis venu pour m’y plonger et m’y ressourcer, le cœur ouvert, réjoui et reconnaissant. Cette fois c’est le luthier qui m’a demandé de lui trouver du bois pour ses instruments, pour la table d’harmonie de ses violons faite d’épicéa de résonance…
Il s’est adressé à moi car il sait que j’ai d’une part les connaissances nécessaires pour opérer le choix de l’arbre parfait et qu’en plus j’ai une connivence toute particulière avec tous les êtres qui peuplent les lieux. J’y suis tant et tant venu que j’y suis comme à la maison, comme dans un clan où chaque élément m’est fraternel, qu’il soit minéral, végétal ou animal… y compris humain!
La statistique de l’Etat le dit: dans le Risoud, il y a 0,8 épicéa de résonance à l’hectare. Soit grosso modo un arbre sur 10.000 est suffisamment parfait pour un usage en lutherie. Bien plus rare que les morilles et très difficile à découvrir. C’est presque un Graal, il y a quelque chose d’alchimique dans cette quête.
Je commence ma recherche sur la ligne des 1200 mètres d’altitude. Je sais que c’est à cette hauteur que poussent les meilleurs épicéas, si possible sur un petit replat pour que la croissance se fasse sans tension; pour que l’arbre n’ait pas à développer de la veine rouge très raide pour se tenir droit. Je regarde aussi beaucoup le sol où la roche affleure partout. Il n’y a pratiquement pas d’humus. L’épicéa a mis environ 350 ans pour atteindre la taille idéale au travail du luthier: environ 80 centimètres de diamètre au bas du tronc. L’épicéa du Risoud est un bonzaï géant!
Je regarde tous ces fûts impressionnants qui m’entourent. Ils sont sans branches jusqu’à parfois 8 mètres du sol. J’observe plus attentivement les épicéas columnaires, ceux qui présentent une silhouette étroite, en forme de colonne. Ils ont la branche pendante, qui fait de l’ombre sur le bas du tronc, empêchant le développement de nœuds dormants. Cette forme permet à l’arbre de moins souffrir lors des gros coups de vent car sa voilure est modeste. Et l’hiver, la neige ne s’accumule pas sur ses branches mais glisse au sol, comme sur un toit très pentu.
Je cherche un arbre dont les fibres ne vrillent pas car le luthier va travailler des épaisseurs très fines où les veines doivent être bien parallèles pour que le bois soit solide. Malheureusement presque tous les épicéas vrillent, le plus souvent contre la droite. Je pense que c’est «l’effet tournesol», car à l’exemple des fleurs, l’arbre oriente son panache en direction de la lumière du soleil afin que son développement soit harmonieux et régulier. Je cherche donc un épicéa particulier: celui qui a poussé dans une pénombre homogène et n’a trouvé de la lumière vitale que verticalement. C’est très difficile à voir, et c’est à partir de là que mon savoir-faire va être relayé par mon savoir être…
Je poursuis ma ballade bucolico-professionnelle en ouvrant grands mes yeux et mon cœur! J’attends l’appel. J’attends cette sensation d’évidence que procure la découverte de l’arbre qui accepte d’offrir son bois au luthier pour renaître sous la forme harmonieuse d’un instrument de musique. J’attends l’appel de l’épicéa de résonance.
Les critères de choix objectifs se mêlent à mes critères de confiance instinctifs. A la fois je scrute chaque détail: la rondeur, l’écorce, les traces de vie… et je ressens l’invisible: la structure interne, l’histoire, le potentiel musical. Cela fait déjà quelques jours que j’explore cet endroit et que je m’accroche car je sens bien que le cadeau est pour bientôt. Je suis maintenant un peu fatigué, assis sur une souche je récupère en jetant un regard distrait autour de moi… Et c’est alors que je le vois, un peu caché, mais si en évidence maintenant que j’entends son appel.
Je suis maintenant au pied de ce géant multicentenaire, en grande émotion, comme parfois lorsqu’on croise pour la première fois un partenaire de vie. Je le prends dans mes bras, je le serre fort et je le remercie d’accepter de donner sa vie pour que les hommes puissent grandir en harmonie au son de ses fibres. Il y aura bientôt sur cette terre un luthier joyeux, des musiciens heureux et des mélomanes comblés!»