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S’inscrire à une Association d’Assistance au suicide et payer une cotisation, parfois plusieurs années avant… de ne pas recourir à l’offre le moment venu, voilà une situation qui mérite d’être analysée.
Dans notre société où l’espérance de vie nous fait interpréter la mort des jeunes individus comme une tragédie, il apparaît comme hors de question de penser pour eux la possibilité d’un suicide assisté. Par contre, l’assistance au suicide est envisageable et sur le point d’être admise comme une bonne solution quand cela concerne les vieux.
Quand j’enquête sur les motivations à envisager pour soi-même et pour d’autres le suicide assisté, j’obtiens des arguments concernant le refus de souffrir au-delà du supportable, d’atteindre un état de déchéance inacceptable, de dépendre entièrement d’autrui, etc. Souvent les questionnés évoquent des parents ou des amis dont l’état pathologique leur était si pénible qu’ils leur souhaitaient d’être délivrés par la mort. Constatons ici que les motivations portent sur le refus ou l’évitement de certains phénomènes, mais ne s’assimilent pas au vouloir mourir proprement dit.
Le vouloir mourir ne peut pas être anticipé, ne peut être énoncé que juste avant que l’acte («assisté») de mourir ait lieu! (les associations ne devraient-elles pas être payées à l’acte?)
Comment une conscience actuelle avec un point de vue situé ici et maintenant, peut-elle se projeter dans un avenir où tous les paramètres sont incertains? Il s’agit d’un saut dans l’inconnu, d’un pari, de payer une assurance pour se prémunir des risques envisagés, les risques potentiels accompagnant sa vieillesse et sa mort.
La fréquentation d’âgés malades et souffrants dessinerait pour cette même conscience des traits un peu plus précis, applicables à son propre avenir risqué. Mais justement, attribuer aux autres certains sentiments, états affectifs, certaines qualités (qu’on ne voudrait pas pour soi), n’est-ce pas, en l’occurrence, projeter sur eux le spectre de sa propre finitude?
Donc l’offre d’assistance consiste en une cotisation-assurance, non pas pour mourir plus tard (cela arrivera de toute façon, pas besoin d’assurance!), mais pour éviter, rejeter, supprimer certains tourments et ennuis considérés comme insupportables, inacceptables, c’est-à-dire négatifs, accompagnant, selon une certaine probabilité, les prémices et les entours de sa mort.
Or, les anticipations et appréhensions des tourments ne trouvent pas leur origine au fond des âmes individuelles, monades isolées du monde. Elles sont dictées par un champ social (Bourdieu) dont les acteurs-experts, les objets, les intérêts, les valeurs et les enjeux interagissent et forment une dynamique, une logique et des objectifs. Il s’agit ici du champ où fonctionnent en synergie vieillesse, mortalité, médecine et technosciences et qui produit un discours, des représentations et pratiques sociales, des institutions qui passent pour sensés et rationnels, et qui sont médiatisés et renforcés chaque jour. Ainsi, le citoyen, pour résoudre ses problèmes existentiels, est amené à les appréhender, à se les approprier dans les termes suivants de ce champ:
La mort et la vieillesse sont devenues «hospitalières» (Jean) et médicalisées. Le vieillissement humain n’est plus considéré comme naturellement accompagné de divers maux: ceux-ci sont aussitôt traduits en signes de pathologies. La promulgation de la «maladie d’Alzheimer» comme maladie du siècle (Baqué) – mais qui manque encore de preuves tangibles, de traitements efficaces et sans dangers et qui est sur-diagnostiquée (Van der Linden, Jean, Nau et bien d’autres) – et la tendance de la médecine à réduire les déficits au substrat organique (le cerveau) ont institué la pathologisation de la vieillesse, parce que décrétée terrain favorable à toutes les maladies neurodégénératives avec pertes cognitives. Le marché du vieillissement apporte des dividendes aux industries pharmaceutiques.
Le prolongement de la vie humaine des habitants occidentaux a provoqué chez eux, au premier signal, la peur de la maladie d’Alzheimer avec son tableau de pertes cognitives et de perte de la raison tout entière, constamment mises en exergue.
Le fait que la médecine prône le traitement réparateur au dépend de la clinique, les normes médicales et non l’histoire et la normativité propres du patient (Canguilhem), le fait que la recherche médicale se technicise (biotechnologies) rend la frontière entre vie et mort instable. Les cas médiatisés de vies purement végétatives soulèvent des interrogations angoissées sur le rôle de la médecine en fin de vie.
La chronicité est vue comme indigne, voire infra-humaine, la vie des vieux dépourvue de force productive est dite onéreuse («fardeaux», «coût de la santé»), le travail d’accompagnement est inadéquat (car sous l’emprise du modèle médical), sous-développé, dévalorisé, mal payé, féminisé (sous prétexte des qualités «naturelles» de maternage des femmes), les vieillards dépendants finissent placés et stabilisés dans des institutions où, suite à des procédures de rationalisation et de gestion entrepreneuriale, la violence institutionnelle n’est pas rare.
Hormis le fait qu’il est fonction des constituants décrits ci-dessus, le choix de cotiser pour obtenir ultérieurement une fin de vie maîtrisée, procède de l’esprit néo-libéral: se croyant libre et autonome, le citoyen consent au modèle de performance individuelle; travaillé par ses craintes, il se coule dans la performativité sociale et apolitique, opte pour une solution clés en main, une mort planifiée et sans bavures, étrangère au tragique inhérent à sa condition mortelle.
Margaret Zinder
Chercheure en sciences humaines et sociales