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– Edouard Glissant, écrivain, poète et militant martiniquais
Alors que ce qui reste de pays prétendument civilisés, chrétiens et respectueux des droits humains s'acharne à refouler les réfugiés venus des terres lointaines qu'ils avaient jadis soumises et pillées… Alors que les rares migrants agréés sont chassés, emprisonnés, accusés même d'être des passeurs responsables de l’«invasion de clandestins»… Alors que les personnes qui les accueillent sont accusées de délit de solidarité en voulant les sauver…
Voilà qu'en plein cauchemar que nous vivons dans cette Europe néocoloniale engourdie par cinq siècles d'esclavage et où les inégalités explosent, l'utopie d'une humanité ouverte à nos semblables éclôt dans un coin perdu du sud de l'Italie, confirmant ainsi la prévision de Victor Hugo: «L'utopie est la vérité de demain». Car cette utopie-là, ce sont des milliers de citoyens loyaux qui la veulent et la construisent avec leurs moyens de fortune; qui, en affrétant des navires de sauvetage en mer; qui, en forçant les frontières de barbelés; qui, en ouvrant les portes de leurs foyers; qui, en squattant des maisons vides pour les loger, les nourrir et les choyer. Tous défiant ainsi leurs Etats corrompus qui n'ont de cesse de les discréditer et réprimer avec l'aval complice des partis prétendument de gauche qui ont troqué leurs utopies contre le réalisme néolibéral.
«Cette réalité de demain» a vu le jour dans le modeste village italien de Riace (prononcer Riat-chè) en Calabre après que, durant l'été 1998, un navire ayant à son bord 300 migrants, dont nombre de femmes et d'enfants, s'est échoué sur ses plages. Cette arrivée a tout changé, car la cité de 1800 âmes va rapidement les accueillir, rouvrir des ateliers artisanaux et des écoles. Son maire, Mimmo Lucano, a ainsi transformé sa commune appauvrie et dépeuplée en un havre d'espoir pour ces nouveaux damnés de la terre qui y ont échoué.
En peu d'années, Riace, renommée «Vilaggio globale», enfin repeuplée, après que nombre de ses habitants aient immigré au nord de l'Europe pour survivre, s'est transformée, comme par magie, en une communauté revigorée, laborieuse et prospère.
Mimmo, élu maire en 2009, s'était mis en grève de la faim pour protester contre la politique migratoire inhumaine de son gouvernement qui assouvit sa haine des migrants en la déchaînant sur des citoyens voulant les héberger.
Puis il a non seulement permis d’offrir à des femmes et des hommes fuyant la guerre et la misère des conditions de vie et de travail décentes, mais aussi à la population locale, en créant des emplois de médiateurs culturels et d'enseignants et en promouvant des formations inédites en ateliers artisanaux, et fermes pédagogiques. Mimmo a pu ainsi faire la preuve que l’accueil des migrants pouvait se conjuguer avec le dialogue et le bien-être d’une communauté tout entière.
Il est pour cela depuis quelques années sur la liste noire de tous les partis et mouvements qui entendent faire, de la peur de l’autre et de la répression contre les migrants, leur fonds de commerce politique. L’Italie vit un moment très grave: les propos choquants que tiennent régulièrement le principal parti du gouvernement, la Lega, et le vice-premier ministre Matteo Salvini libèrent les venins les plus abominables: le racisme et la haine. Cela alors qu'au sud de l’Italie, l’exploitation éhontée de migrants enrichit la maffia et une poignée de propriétaires, vrais négriers…de nationalité italienne pour la plupart.
En garantissant aux migrants des conditions de travail et de vie décentes, Mimmo Lucano a pris le contre-pied de cette exploitation. Il les protège des nombreuses tragédies dont, cet été, la mort de douzaines d’immigrés sur les routes durant leur transport du travail aux camps où ils sont entassés. C’est un acte de solidarité. C’est pourquoi la décision de justice contre Mimmo Lucano instaure de fait le délit de solidarité.
L’utopie de Riace menacée
Les usurpateurs du pouvoir des gens et accapareurs de leurs propres ressources détestent que l'utopie d'un monde libre et juste devienne réalité.
Ainsi, le maire de Riace a été arrêté et assigné à résidence depuis le 2 octobre. Il s’agit d’une arrestation en représailles à son action exemplaire, suivie, le 16 octobre, de son interdiction de résider auprès des siens. Sa seule faute: avoir su mettre en place dans sa commune un système d’accueil qui fonctionne parfaitement.
Face à cette injustice, les manifestations se multiplient en Italie. Wim Wanders a tourné un film sur Riace qu'il qualifie de «la seule utopie en acte en Europe», le maire de Naples s'est proposé de l'accueillir, ainsi que l'écrivain Roberto Saviano qui, l'associant au guide de la Divine Comédie reprend la citation de Virgile: «Que t'importe ce qui se murmure ici? Marche derrière moi et laisse dire les gens. Sois comme une tour solide dont la cime ne croule jamais par le souffle des vents». Courage Mimmo! Car, comme l'a dit Edwy Plenel, sauver les migrants, c'est nous sauver nous-mêmes.
François Iselin