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Juin 2018
Là où la guerre aux pauvres bat son plein…
Auteur : Paolo Gilardi

C’est le 7 avril que l’ancien président Luis Ignacio da Silva, Lula, était incarcéré au Brésil. Moins d’un mois après l’exécution en pleine rue de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro, en charge de la commission municipale d’enquête sur les violences perpétrées dans les favelas par l’armée.

Lula en prison et Marielle assassinée: deux faces de la même médaille à sept mois des élections présidentielles d’octobre. Avec, en toile de fond, une guerre aux pauvres qui bat son plein…

Alors qu’en tant que présidente, Dilma Roussef avait encouragé le développement de l’opération anti-corruption Lava Jato (tuyau d’arrosage, de lavage), elle en aura été la victime illustre. Alors qu’aucune preuve de corruption n’a pu être établie contre elle, c’est grâce à l’achat des voix d’une partie des parlementaires, une pratique absolument légale au Brésil, que son vice-président, Michel Temer a pu l’évincer et prendre sa place en août 2016.

Coup d’État parlementaire

C’est suite à ce véritable coup d’Etat parlementaire que le nouveau gouvernement, composé de deux tiers de ministres accusés de faits de corruption, a multiplié les mesures antisociales. Ainsi l’ensemble des reformes sociales adoptées par les gouvernements de Lula et de Dilma ont été purement et simplement supprimées, à l’exception du programme Bolsa familia1.

C’est que tant que la conjoncture internationale était bonne, les mesures sociales financées par l’exportation de matières premières ne touchant pas aux intérêts des capitalistes locaux, celles-ci pouvaient être acceptées. C’était le prix d’une certaine stabilité. Mais, avec le retournement de conjoncture, même les timides réformes du deuxième gouvernement de Dilma devenaient insupportables. Continuer à payer des impôts pour le bien des pauvres? Voyons donc…

C’est la raison pour laquelle, alors que l’ancien président Lula caracole en tête de tous les sondages en vue des élections présidentielles d’octobre, il fallait l’éliminer du jeu électoral. C’est ainsi que, sur la seule base de la conviction intime des enquêteurs et sans qu’aucune preuve à charge n’ait été apportée, Lula a été condamné à 12 ans de prison.

Emprisonné avant qu’il ait pu épuiser les voies légales de recours, il est actuellement détenu comme le pire des criminels «en cellule d’isolement, privé de la plupart de ses visites»2 alors que, par exemple, l’un des principaux ténors de la droite, Aecio Neves, pris en flagrant délit d’extorsion de fonds, demeure en liberté…

Plus inquiétant encore, le chef de l’Etat-major général Villas Boas avait récemment laissé entendre à demi mots que l’armée pourrait ne pas apprécier une décision du Tribunal suprême favorable à l’ancien président…

La violence des tribunaux et celle des coronéis

Ce sont des précautions, celles de menacer à demi-mots, dont s’embarrassent de moins en moins les grands propriétaires terriens.

C’est ainsi qu’alors que le pays célèbre les 130 ans de l’abolition de l’esclavage3, sont exhumés les tristement célèbres fouets de cuir, ceux avec lesquels on frappait les esclaves. C’est avec ces fouets que les milices des propriétaires terriens ont frappé des paysans sans terre qui attendaient le passage de la caravane de Lula dans l’Etat du Rio Grande do Sul, le 22 mars dernier. Il s’est d’ailleurs trouvé une sénatrice de droite pour les en féliciter…4

Ailleurs, c’est sur l’aide directe de la police que les propriétaires terriens – les célèbres coronels des romans de Jorge Amado – et le patronat peuvent compter. Ainsi, des policiers engagés par des fazendeiros, des propriétaires terriens, ont avoué avoir torturé et exécuté dix paysans sans terre le 27 mai 2017 à Pau del Arco, dans l’Etat de Parà. Car, comme le relève un des procureurs chargés de l’enquête, «… les policiers font des heures sup comme des agents de sécurité pour les fazeinderos»5.

Ils sont de la sorte 70, les militants politiques assassinés en 2017; 52 d’entre eux étaient impliqués dans des conflits autour de l’accès à la terre.

Exécutée en pleine rue

C’est dans la nuit du 14 mars qu’un assassinat politique retentissant a été commis, celui de Marielle Franco et de son chauffeur, Anderson. Conseillère municipale à Rio, elle était en charge de la commission d’enquête sur les violences perpétrées dans le cadre de la dite «pacification de Rio», ville investie par l’armée sur ordre du gouvernement fédéral.

Présentée comme une mesure contre l’emprise des narcos sur les favelas, la militarisation de Rio est partie du même plan de stabilisation du golpe. D’un côté, Temer fait remplacer des juges de la cour suprême, fait incarcérer Lula, criminalise toute dissidence. De l’autre, c’est la guerre aux pauvres, accusés d’être tous des criminels en puissance, qui est déclenchée. Et ce d’autant que les sites sur lesquels ont été construites les favelas suscitent les convoitises des promoteurs immobiliers et touristiques.

Cette militarisation de la société brésilienne ne se limite pas à Rio, loin s’en faut. La PM, la police militaire est partout, porteuse d’armes automatiques, présente et visible. Dans les villes, elle assure en particulier la surveillance des quartiers huppés ainsi que la «sécurité» des zones touristiques.

Afro-descendante, lesbienne, née dans une favela et, qui plus est, révoltée, Marielle incarnait tout ce que Globo, la chaîne de télévision dominante, a érigé au rang de bouc-émissaire pour des classes moyennes menacées dans leur confort.

C’est en effet une campagne haineuse que cette chaîne privée développe à longueur de journée contre tout ce qui peut paraître comme «différent» – le nègre, le gay, la lesbienne, le transsexuel, le pauvre – les assimilant aux narcotrafiquants6. C’est ainsi que la violence contre ces couches de la population se développe, avec le triste record d’un-e jeune afro-descendant-e tué-eãã toutes les … 22 minutes!

Le feu et la haine

La référence aux narcos a par ailleurs été reprise après l’effondrement d’un immeuble dans le centre-ville de São Paulo le 1er mai. Des 400 personnes qui l’habitaient – la plupart travailleurs pauvres, quasi tous afro-descendants – 44 n’ont pas émergé des décombres. D’après Globo, ce sont la mafia et les narcos qui contrôlaient l’immeuble; plus grave encore, ce seraient les militants du mouvement des travailleurs sans toit, le MTST, qui l’auraient incendié…

La tragédie est symptomatique d’une situation. Dans l’immense mégapole de São Paulo – où 1% de la population est propriétaire de 45% du domaine bâti – on estime à 1,2 millions le nombre de personnes vivant dans des habitations précaires et dangereuses alors que la ville recense quelques 2 millions de mètres carrés de surfaces habitables… inhabitées7.

Rien présager de bon…

L’impunité qui entoure ces campagnes de haine et cette violence encouragée et dirigée par les plus puissants ne laisse rien présager de bon. À tel point que ce n’est pas un hasard si, d’après les sondages, le candidat d’extrême droite, Jair Messias Bolsonaro, pourrait être présent au deuxième tour de la présidentielle.

Avec Lula, le favori de tous les sondages, en cellule d’isolement…


1. Programme d’aide aux familles les plus pauvres qui reçoivent l’équivalent de trois francs par jour à condition toutefois qu’elles se soumettent à certaines obligations, comme le fait d’envoyer les enfants à l’école, par exemple. Depuis l’arrivée de Temer à la présidence, un million de familles, sur les onze qui en bénéficiaient, ont été privées de cette aide.
2. A. Acker, historien du Brésil, Le Temps, 10 mai 2018.
3. Dernier pays au monde à s’y résoudre, le Brésil a aboli l’esclavage le 13 mai 1888.
4. Anne Vigna, Le Monde Diplomatique, mai 2018. 5. Ibid.
6. C’est d’ailleurs de «narco» que Globo a traité Marielle Franco.
7. esquerdonline.com, 3-5-2018.
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