Logo Journal L'Essor
2024 2023 2022 2021 2020 2019 2018
2017 2016 2015 2014 2013 2012 2011
2010 2009 2008 2007 2006 + 100 ans d'archives !
Rechercher un seul mot dans les articles :
Article suivant Numéro suivant
Numéro précédent Article précédent   index de ce numéro

Juin 2016
La mitraillette
Auteur : Anne-Marie Chapuis

Je n'ai pas peur de la mort. On sait qu'elle vient tôt ou tard pour tout le monde. Par contre j'ai peur de mourir, ce qui n'est pas du tout contradictoire. Ce qui m'inquiète, c'est de ne pas mourir dignement. Drôle d'idée, me direz-vous, mais c'est la mienne et je n'en changerai pas. En 1990 j'ai pris conscience que ma mort était peut-être imminente. J'étais dans une de ces situations invraisemblables où tout pouvait arriver, par exemple une balle perdue. Un jour on a frappé énergiquement à la grille blindée du jardin. J'ai compris qu'il serait sage d'ouvrir. Je me suis retrouvée face à face avec un groupe d'enfants-soldats et d'une mitraillette qui me visait. Dans la tête tout va très vite. J'ai pensé à papa (j'ignore pourquoi) et j'ai dit «bonjour». Ils n'ont pas répondu. Alors j'ai demandé ce qu'ils voulaient et ils ont dit que je devais les nourrir. Ils avaient faim. La moutarde pleine d'adrénaline m'est montée au nez. Les poings sur les hanches je leur ai répliqué que lorsqu'on veut quelque chose d'une dame polie et pas armée, on ne la vise pas avec une mitraillette. Enlevez-la de mon ventre!

Ce qui est certain, c’est que la peur est mauvaise conseillère. Ne cédons pas à la peur. Elisabeth Badinter

Selon l'écrivain Ahmadou Kourouma à qui j'ai raconté plus tard ma rencontre avec les enfants-soldats, ceux-ci n'ont certainement rien compris à mes propos parce que les mômes de la brousse ne parlent pas l'anglais. Il est toutefois possible que la réaction inattendue de la «mama blanche» qui n'avait pas peur les aient déroutés. Peut-être que cette étrangère était une sorcière, avec sa peau blanche et ses cheveux roux, dont il était préférable de se méfier à cause de ses pouvoir qui leur étaient inconnus! Dans tous les cas, les gosses ont sans rechigner détourné de moi leur mitraillette. Je leur ai ordonné d'attendre bien sagement que je revienne avec des provisions. A mon retour ils étaient loin et je ne les ai jamais revus.

En 1990 je m'étais jurée de mourir debout face à l'ennemi, comme un brave petit soldat. L'ennui, c'est que maintenant, dans le calme du Locle, je ne sais pas de quelle manière je mourrai et c'est ça qui m'effraie.

Anne-Marie Chapuis, retraitée, Le Locle

Espace Rédaction    intranet
© Journal L'Essor 1905—2024   |   Reproduction autorisée avec mention de la source et annonce à la Rédaction  |       Corrections ?