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Avril 2015
Comment tue-t-on sans armes?
Auteur : François Iselin

Nous devons donc nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial qui se traduira par toutes les contradictions et tous les désarrois. Il faudra que ce soit le moins coûteux possible. Jacques Ellul1.

Au cours du dernier siècle, les guerres sont devenues à ce point cruelles et abominables que les belligérants préfèrent renoncer au corps à corps, aux gaz asphyxiants et aux bombardements atomiques aveugles. Pour ne plus voir couler le sang, entendre gémir les agonisants ou sentir la puanteur des charniers, il tuent à distance, blottis dans leurs tanks, leurs bombardiers et leurs bunkers au bout du monde d'où ils massacrent aveuglément par drones interposés. Mais l'éloignement des champs de bataille a fait que les guerres ont perdu de leur fiabilité, tant les échecs et les bévues les condamnent, car de plus en plus d'hommes, de femmes, d'enfants innocents périssent sous le feu nourri des «dommages collatéraux».

Comme les aficionados de carnage d'êtres humains veulent à tout prix «finir le travail», selon l'expression des Bush, père et fils, et autres amateurs de boucheries, il leur faut trouver d'autres moyens plus discrets, moins médiatisés, mais plus efficaces en termes de «résultat» pour liquider en masse leurs prétendus «ennemis». Ces adversaires, ce sont des personnes, arbitrairement taxées de potentiellement dangereuses, ou plus simplement d'inutiles à satisfaire les intérêts d'une minorité de nantis, prédateurs de la planète et ennemis jurés de ces importuns. Ce sont ces millions de familles, Noirs, Arabes, indigènes, considérées comme excédentaires et dont la disparition corps et âme peut se faire en toute discrétion.

Mais ces va-t-en-guerre, avides de traques et chasses à l'homme, se sont aussi trouvé un nouveau gibier de potence en la personne de «terroristes» dont le droit à la vie, ou du moins à un procès équitable, ne leur est accordé qu'après la mort. Ils n'ont d'ailleurs aucun scrupule à s'être trompés en se souvenant que des Mandela, de Gaulle, Mujica, pour avoir osé clamer la vérité, étaient jadis taxés de «terroristes» et persécutés. Mais étant de race blanche, ils ne furent pas liquidés, mais gardés en réserve au cas où ils abdiquaient.

Un gouvernement qui laisse les sans-abri mourir de froid dans la rue, c’est comme s’il tire sur la foule.
Brèves de comptoir

Parmi toutes les causes de mortalité pendant la dernière décennie2, «seul» 0.3% l'ont été par des armes de guerre et 1% par d'autres formes de violence, armée ou non. Cette forme d'élimination qui est en régression a été supplantée par des assauts bien plus meurtriers. Il s'agit des décès prématurés par manque d'eau potable, 3%; par accidents et maladies professionnelles, 3.7%; par malnutrition, 6%; par absorption de drogues, 19% (tabac, alcool, stupéfiants); par privation de médicaments et de vaccins qui permettent d'éradiquer les maladies infectieuses, 22% (diarrhée, sida, tuberculose, paludisme, rougeole, etc.)… Et puis il y a les hécatombes dues à la désinformation (amiante, pollution), à l'imprévoyance (catastrophes naturelles, chimiques et atomiques), à la non-assistance à personne en danger (boat people), à la faim, la soif, le froid ou la noyade, attribués à une fatalité… si bienvenue pour les champions xénophobes du Capital!

Toutes ces morts prévisibles, évitables, parfaitement inutiles, sans parler des souffrances qui les précèdent, l'ont été par des «armes» de destruction massive bien plus efficaces que la panoplie militaire, atomique, bactériologique et chimique. Ces «guerres»-là sont responsables de 55% des décès qu'une humanité respectueuse de la vie d'autrui préviendrait sans peine. Ainsi les causes inévitables de mortalité telles que maladies chroniques 36.4%, cancers 7.3%, accidents domestiques 2.6%, accidents de la route 2%, suicides, irradiations 1.6%, ne représentent que le 45% de tous les décès sur terre.

Qu'ils soient armés de pied en cap ou de leur seule haine de l'autre, ces assassins sont les mêmes: ils contrôlent autant le marché des armes d'attaque qu'ils manipulent celui des armes de protection de la vie humaine. Ce sont celles des entreprises pharmaceutiques, des marchands de drogues, des passeurs de «clandestins», des accapareurs d'eau, de terres et d'aliments.

Plus cruel encore, cette guerre sans armes s'en prend non plus seulement aux vivants, mais à ceux et celles qui pourraient un jour le devenir. Pour prévenir les naissances d'ennemis potentiels, elle frappe les mères enceintes et plus encore leur chance de le devenir, en les violant. En ce 8 mars, Journée de la femme, quand j'écris cet article, je me dois de dénoncer cette arme de destruction qu'est le viol du corps des femmes. Le colonialisme pratique une «logique d'élimination» dans le but d'abolir la présence indigène d'un territoire déterminé3. Au vol de leurs terres, au survol de drones perpétrant leurs «attentats ciblés», c'est au viol des femmes auquel les colonisateurs s'acharnent. La violence sexuelle ne vise pas seulement à juguler la natalité des dominées pour les affaiblir, mais encore à isoler les femmes de leur communauté en les avilissant aux yeux de leurs proches et de leur collectivité.

Revendiquer une «Suisse sans armée», certes, mais encore une «Suisse sans opprimés», débarrassée de ses multinationales et autres mafias nuisibles et qui cesserait de refouler ceux et celles qui viennent y chercher un refuge contre les sales guerres sans armes.


1. Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 731.
2. Les données statistiques citées émanent de l'OMS.
3. Violence sexuelle et colonialisme israélien, Jadaliyya, Viento Sur, 14.1.2015, Trad. F.I.

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